Littératures / Critique et analyses

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L’ORDRE DANS LE CRIME :
UNE EXPERIENCE CYBERNETIQUE AVEC ITALO CALVINO
(1)

pour Marcel-Paul Schützenberger (1920-1996)

 

 

En ce qui me concerne, depuis que j’ai mis un mors et une selle à mon ordinateur, j’ai senti s’atténuer en moi l’horreur de me sentir un dinornis, le survivant d’une espèce en voie d’extinction : l’affliction du « rescapé de sa propre époque » a presque complètement disparu.

PRIMO LEVI (2)

 

1. LUEURS NOUVELLES SUR L'INCENDIE

Numbers in the Dark : c’est sous ce titre que les New York Pantheon Books ont publié en 1995, dans une traduction de Tim Parks, quelques textes d’Italo Calvino, inédits dans cette langue. La version française du même recueil, parue la même année aux éditions du Seuil, dans une traduction de Jean-Paul Manganaro, avait pour titre : La grande bonace des Antilles. L'édition Mondadori (1993) avait choisi, elle, Prima che tu dica « Pronto ».
Dans le prologue qu’elle a écrit pour les diverses éditions, Esther Calvino souligne le destin étrange de plusieurs de ces nouvelles (l’une d’entre elles parut d’abord en japonais). L’incendie de la maison abominable (publié initialement dans l’édition américaine de Playboy) pose également d’intéressantes questions et mérite d’autant plus d’être examinée de près que le commentaire d’Esther Calvino ne tient pas compte des indications fournies par Mario Barenghi dans l’édition des œuvres de Calvino publiée chez Mondadori dans la prestigieuse collection i Meridiani - l’équivalent de notre Pléiade.
Dans sa note (3), Barenghi analyse un dossier de travail trouvé dans les papiers de Calvino et comportant, outre la nouvelle publiée dans Playboy en 1973, la section 5 (Prose et anticombinatoire) de la quatrième partie de l'Atlas de littérature potentielle (4), partie intitulée Oulipo et informatique et dont les deux premières sections, Pourquoi l’informatique et Ordinateur et écrivain : l’expérience du Centre Pompidou, évoquaient les initiatives de l’Oulipo dans ce domaine. Marcel Benabou revient sur ces activités dans sa contribution au numéro spécial du Magazine littéraire consacré à Calvino (5). Barenghi n’ayant pas exploité toutes les informations fournies par Benabou, il m’a semblé nécessaire de les compléter en apportant mon témoignage. Ce fut l’objet d’un exposé à la librairie Tour de Babel, que je me propose de reprendre ici en situant le projet de Calvino (projet qui, dans son esprit, devait aboutir à un véritable roman) dans son contexte historique et technique. Cela me donnera l’occasion d’analyser, sur un exemple particulièrement significatif, les préoccupations théoriques et pratiques de l’auteur du Défi au labyrinthe.

La nouvelle - dit Esther Calvino - était née d’« une question plutôt vague, posée par IBM : dans quelle mesure était-il possible d’écrire un récit à l’aide d’un ordinateur? C’était à Paris en 1973, et ce genre d’instrument n’était pas d’un accès aisé. » (6)
L’accès n’était certes pas aisé, mais l’idée d’utiliser les techniques informatiques au service de la littérature, en particulier de la résolution des problèmes combinatoires qu’on peut y définir, ne pouvait que séduire l’admirateur de Queneau (les Cent mille milliards de poèmes furent publiés en 1961). Calvino était aussi l’auteur de Cybernétique et fantasmes (une conférence qui fut prononcée en novembre 1967 dans plusieurs grandes villes italiennes, sous le titre Il racconto come operazione logica e come mito) et répétée dans de nombreux pays, dont la France. Le texte fut ensuite repris dans Una pietra sopra, publié par Einaudi en 1980. La version française (d’une partie) de ce recueil, due à Michel Orcel et François Wahl parut en 1984 aux éditions du Seuil. Mon exemplaire porte d’ailleurs la dédicace que voici : « à Braffort, / ce livre qui prouve / que je bavardais d’informatique et de littérature / même avant de te connaître. / Italo / paris, janvier 1984 ».
Le thème que l’on n’appelait pas encore "informatique" était bien dans l’air puisqu’en 1966 l’éditeur Einaudi, chez qui Calvino avait joué un rôle important, aux côtés de Pavese, Ginsburg et Vittorini, avait publié Storie naturali (7) un recueil de nouvelles de Primo Levi (sous le pseudonyme "Damiani Malabaile" qu’il ne devait abandonner que pour la réédition de 1987). La troisième nouvelle du recueil, Le Versificateur, mettait en scène un poète et une "machine" et illustrait brillamment un paradoxe de "réflexivité à la Borgès" que bien d’autres auteurs - et Calvino lui-même - utiliseront : à la fin le Poète, s’adressant au public, déclare que tout ce qui vient d’être dit à été composé par le Versificateur lui-même.

Dans le Magazine littéraire, Marcel Benabou rappelle que, dès sa première participation à un déjeuner de l’Oulipo, le 8 novembre 1972, Italo Calvino, invité d’honneur (il devint membre à part entière le 14 février 1973), nous décrivit son projet dont L’incendie ne constituait que la première étape et sollicitait notre collaboration. Je lui rendis visite, en compagnie de Jacques Roubaud, dans sa maison "Art Déco" de l’avenue de la Porte de Chatillon, afin de discuter des aspects combinatoires de son projet. Puis il vint me voir à Orsay, dans mon laboratoire du Département de Mathématique de l’Université Paris XI pour assister aux premiers tests d’un programme que j’avais écrit à sa demande.

FLASH-BACK : depuis plusieurs années déjà, je m’intéressais aux applications linguistiques de ce que l’on appelait encore les "calculateurs électroniques". En 1960 - un an avant mon élection à l’Oulipo - j’avais rencontré, à Boston, Noam Chomsky et Marcel-Paul Schützenberger qui élaboraient leur théorie des langages "context-free". En juin 1961, j’avais participé, à Besançon, à un colloque sur la Mécanisation des Recherches Lexicologiques où je contribuai, en collaboration avec Jane Poyen, à une discussion sur le rôle respectif des Matériels mécanographiques et matériels électroniques (8) en soulignant que

... lorsqu’on veut faire des analyses sur contextes, par exemple des analyses grammaticales, et sur une grande population de contextes, on a intérêt à automatiser le travail. Les grandes machines électroniques sont alors nécessaires, à cause du nombre de combinaisons qu’elles permettent, et de la nécessité d’éliminer immédiatement les absurdités. De même l’analyse sémantique est un travail d’ordinateur. Il convient donc de préparer le programme de l’analyse linguistique automatique.

Invité par David Hirschberg à l’Université Libre de Bruxelles en avril 1964, je présentai un exposé intitulé : Deux modèles du langage artificiel. Ces premiers développements de l’Intelligence Artificielle avaient eu lieu dans le cadre d’EURATOM. J’en présentai les résultats dans un ouvrage (9) dont le chapitre V était intitulé Le langage, et où, à partir d’un texte de Jean Queval, j’examinais les problèmes posés par l’automatisation des analyses lexicale, syntaxique et sémantique. En 1967, à l’occasion du congrès de Logique d’Amsterdam, je fus invité à un colloque dont le titre était : The role of formal logic in the evaluation of argumentation in natural logic. Mon exposé s’appuyait sur l’analyse d’un roman policier, Red Threads, de Rex Stout, roman dont l’intrigue met en jeu des schémas déductifs exploitant efficacement les contraintes de l’espace et du temps... Bref, j’étais prêt à collaborer avec Italo!

FIN DU FLASH-BACK : Après des séjours en Italie, puis aux Pays-Bas, devenu enseignant d’Informatique, je pouvais consacrer du temps à la mécanisation des structures combinatoires proposées par les oulipiens : Raymond Queneau avec ses 1014 poèmes, Marcel Benabou avec ses aphorismes... et Calvino. Ces premiers efforts furent présentés à Bruxelles, en août 1975, pour EUROPALIA. Nos programmes s’augmentèrent de nouvelles créations et grâce à Blaise Gautier, responsable de la "Revue parlée", et Christian Cavadia, qui dirigeait l’ARTA (Atelier de Recherches Techniques Avancées), une journée Ecrivains, ordinateurs, algorithmes fut organisée le 15 juin 1977, au Centre Pompidou. En voici le programme :

Matinée : écriture et infomatique

10h Présidence René Moreau
Ouverture et bienvenue par Jean Millier
Présentation de l’ARTA par Christian Cavadia
L’informatique et le langage par René Moreau
La création littéraire assistée par Paul Braffort
Linguistique appliquée et informatique par Alexandre Andreewsky
Les réalisations littéraires de l’ARTA par Paul Fournel
11h30 Présentation des réalisations de l’ARTA

Après-midi : écriture et algorithmique

14h Présidence : Yvon Belaval
Combinatoire et création dans l’esprit de Leibniz par Yvon Belaval
Lexicologie et ordinateur par Maurice Tournier
Quelques algorithmes chez Victor Hugo par Jean Maurel
Formalisation des critiques d’un poème de Baudelaire par Johanna Natali
Un exemple de littérature assistée par Italo Calvino
Littérature et algorithmique par Jacques Roubaud
16h Discussion générale
17h Remerciements et conclusions par Blaise Gautier

Les textes de ces communications furent publiés peu après par les soins de la société G.A.I. (Génie Automatique et Informatique) dont j’avais alors la responsabilité. La contribution d’Italo Calvino présentait l’état d’avancement de nos travaux communs. C’est elle qui fut reprise, sans modification, dans l’Atlas de Littérature Potentielle, en 1981. Il s’agissait en fait d’un montage réalisé à partir de deux textes d’Italo : le début de sa propre traduction française de L’incendie qui diffère en plusieurs points de la traduction porposée par Manganaro (en particulier dans le titre : maudite étant devenu abominable), et un synopsis, intitulé L’ordre dans le crime, qui présentait l’organisation logique de l’intrigue avec ses personnages et ses actions de base.

2. PROGRES EN ANALYSE ASSEZ LENTS

Pour bien comprendre les enjeux du projet - et son inaboutissement provisoire, il me semble nécessaire de présenter un résumé succinct de la version initiale, la seule publiée dans sa totalité. Je distinguerai donc deux composantes :

a) une intrigue de base

Un incendie a détruit un immeuble isolé et carbonisé ses quatre occupants. Sur un carnet partiellement consumé on peut encore lire une liste de délits, numérotés de 1 à 12. Chacun est coché (donc a été commis), renvoyant à un récit qui a brûlé, et qui aurait décrit la relation binaire :

le personnage X commet le délit n à l’encontre du personnage Y

Ces personnages sont les suivants :

- La veuve Roessler, propriétaire de la pension de famille
- Ogiva, fille adoptive de la précédente, mannequin
- Inigo, héritier indigne d’une famille noble
- Belinda Kid, lutteur de catch Ouzbek

Les délits peuvent être classés comme suit :

- Appropriation de la volonté : Inciter à, Faire chanter, Droguer
- Appropriation d’un secret : Espionner, Extorquer un aveu, Abuser de la confiance de
- Appropriation sexuelle : Séduire, Prostituer, Violer
- Meurtre : Etrangler, Poignarder, Amener au suicide

Les quatre personnages engendrent 4´3 = 12 couples distincts. La suite des douze délits offre donc 1212 = 8 874 296 672 256 séquences. Le narrateur, au début du récit, décrit quelques sous-intrigues associées à des choix particuliers de couples et de délits. Ce narrateur (Waldemar) est un informaticien, chargé par l’assureur (Skiller) de concevoir un programme capable d’identifier, parmi les innombrables possibilités, un récit particulier (ou un petit nombre de récits), dont la cohérence et la consistance permette de résoudre les problèmes financiers qui se posent, l’immeuble et ses occupants étant tous assurés par Skiller. C’est effectivement un problème du type de ceux que j’imaginais en 1961.

b) une intrigue surajoutée

Au fil de son récit, Waldemar éprouve des doutes croissants au sujet de l’assureur en qui il voit un cinquième "actant" du drame et finalement s’en considère à son tour comme le sixième. A ce moment, le récit se dédouble et se trouble. Jouant des registres habilement ajustés du dialogue (imaginaire) rapporté, du discours indirect libre et du monologue intérieur, Calvino décrit des scènes visiblement rêvées par Waldemar : une visite de Skiller aux habitants de la maison, sa propre visite, imagine même un programme rédigé en secret par Skiller et dont il doit être lui-même la victime. On est désormais en présence de huit actants : les quatre victimes (qui sont peut-être aussi des criminels), auxquels s’ajoutent Skiller, Waldemar... et les deux programmes (dont l’un n’existe peut-être pas), ainsi que d’un délit supplémentaire, la machination diabolique de Skiller (qui n’est peut-être qu’imaginée par Waldemar), machination que Waldemar - toujours narrateur - croit pouvoir déjouer grâce à un raffinemant ultime de son propre programme. Et le récit, qui commençait par :

Dans quelques heures l’assureur Skiller va venir me demander les résultats donnés par l’ordinateur et je n’ai pas encore entré les données sur les circuits électroniques qui devront tripatouiller dans une poussière de bits les secrets de la veuve Roessler et de sa pension peu recommandable.

s’achève alors, "à la Borges" (ou "à la Nabokov"), sur :

On sonne à la porte. Avant d’aller ouvrir je dois calculer rapidement quelles vont être les réactions de Skiller lorsqu’il va apprendre que son plan a été découvert. Skiller m’avait convaincu moi aussi de signer un contrat d’assurance contre l’incendie. Skiller a déjà prévu de me tuer et de mettre le feu à mon laboratoire : il va détruire les fiches qui l’accusent et pourra démontrer que j’ai perdu la vie en essayant de provoquer un incendie frauduleux. J’entends la sirène des pompiers qui s’approche : je les ai appelés à temps. J’ôte le cran d’arrêt du revolver. A présent je peux ouvrir.

Le synopsis qu’Italo m’avait confié, dont je reproduis ici, sans le modifier, un fragment inédit, précisait :

Toutes les possibilités sont ouvertes : un des 4 personnages peut (par exemple) violer les autres 3 ou être violé par les autres 3; mais pour un principe d’économie narrative (pour éviter les redondances) dans chaque permutation on retiendra seulement la possibilité qu’un personnage n’en viole qu’un autre et ne soit violé que par un troisième. Il est entendu que si dans une permutation A résulte [est considéré comme] apte à commettre des violences charnelles, la séquence n’en retient que la plus importante aux fins du récit; la même chose vaut si A résulte apte à subir des violences charnelles.
On établit donc que dans chaque permutation, chaque personnage peut accomplir une seule fois chaque action sur un seul personnage, et subir une seule fois chaque action par un seul personnage.

La spécification du travail informatique (celui que Skiller a commandé à Waldemar, mais que je reprends à mon compte) est une spécification de "filtres" destinés à éliminer, parmi les 1212 suites possibles, celles qui respectent des contraintes que Calvino précise ainsi (texte de l’Atlas) :

CONTRAINTES OBJECTIVES

Compatibilité entre les relations

Pour les actions de meurtre : Si A étrangle B, il n’a plus besoin de le poignarder ni de l’induire au suicide.
Il est aussi improbable que A et B s’entre-tuent.
On établit donc que pour les actions meurtrières la relation entre deux personnages sera possible seulement une fois dans chaque permutation, et elle ne sera pas réversible.

Pour les actions sexuelles : Si A parvient à jouir des prestations sexuelles de B par voie de séduction, il n’a pas besoin de faire recours à l’argent ou au viol pour le même objet.
On peut aussi exclure, ou bien négliger, la réversibilité du rapport sexuel (le même ou un autre) entre deux personnages.
On établit donc que pour les actes sexuels, la relation entre deux personnages sera possible seulement une fois dans chaque permutation, et elle ne setra pas réversible.

Pour les appropriations d’un secret : Si A s’empare du secret de B, ce secret peut être défini dans une autre relation qui suit dans la séquence, entre B et C ou C et B (ou bien C et D, ou D et C), relation sexuelle, ou de meurtre, ou d’appropriation de volonté, ou d’appropriation d’un autre secret. Après ça, A n’a plus besoin d’obtenir de B le même secret d’une autre façon, (mais il peut obtenir de B, comme des autres personnages, un secret différent d’une différente façon). La réversibilité des actes d’appropriation de secret est possible, s’il se trouve des deux côtés des secrets différents.

Pour les appropriations de volonté : Si A impose sa volonté à B, cette imposition peut provoquer une relation entre A (ou autre) et B, ou bien entre B et C (ou A), relation qui peut être sexuelle, meurtrière, appropriation d’un secretr, appropriation d’autre volonté. Après ça, A n’a plus besoin d’imposer la même volonté à B d’une autre façon (mais il peut, etc.).
La réversibilité est possible, naturellement entre deux volontés différentes.

Ordre des séquences

Dans chaque permutation, après qu’une action de meurtre a eu lieu, la victime ne peut plus accomplir ni subir aucune action.
En conséquence; il est impossible que les trois actes de meurtre aient lieu au début d’une permutation, parce qu’il ne resterait plus de personnages pour rendre possibles les autres actions. Même deux meurtres au début rendraient impossible le développement de la séquence.
Un meurtre au début ouvre des permutations d’actions pour 3 personnages.
Le cas optimal est celui dans lequel les trois actes de meurtre arrivent à la fin.
Les séquences données par l’ordinateur doivent pouvoir révéler des chaînes d’événements rattachés par des possibles liens logiques...

Dans la suite du synopsis, Calvino examine ce qu’il appelle les "contraintes subjectives", c’est-à-dire que l’on peut déduire de ce que l’on sait de la personnalité de A (Belinda Kid ), B (la veuve Roessler), C (le jeune Inigo) et D (Ogiva). Puis il observe :

Chaque personnage pourrait changer dans le déroulement de l’histoire (après certaines actions accomplies ou subies) : perdre certaines incompatibilités pu en acquérir d’autres!!!!!!!!
Pour le moment on renonce à explorer ce domaine.

Il envisage ensuite les "contraintes esthétiques (ou subjectives du programmeur)" et se demande :

Est-il possible qu’on tienne compte dans les mêmes temps des contraintes subjectives et des contraintes dites esthétiques?

Au cours de son exposé de juin 1977, Calvino présenta les résultats de recherches préliminaires que nous avions menées en nous limitant à la mise en œuvre de contraintes logiques, celles qu’il appelait "objectives", et aux quatre actants initiaux, baptisés Arno, Clem, Dani et Babi. J’avais donc écrit ce que Calvino appela (cf. Atlas, p.331) :

une suite de programme de sélection qui tiennent progressivement compte des contraintes que notre récit doit respecter pour devenir acceptable « logiquement » et « psychologiquement ».

Les programmes réduisaient le nombre de combinaisons absurdes (certaines sont évidentes dans la liste ci-dessus) en introduisant des matrices de compatibilité de nature à la fois logique et sémantique. Mais cela ne suffisait pas encore pour que l’explosion combinatoire soit réduite efficacement!

3. COMBINATOIRE ET ANTICOMBINATOIRE

La section 5 du chapitre Oulipo et informatique, dans l’Atlas, utilise l’adjectif "anti-combinatoire" par contraste avec le "combinatoire" de la section 3, consacré à la poésie. Il s’agissait, dans notre esprit, de souligner la nouveauté de l’approche calvinienne. Nous avions bien souvent utilisé le concept d’une virtualité combinatoire dans les structures poétiques et l’avions redécouvert dans les poèmes de Jean Meschinot et de Quirinus Kuhlmann, ainsi que chez Raymond Queneau, dans les Cent mille milliards de poèmes, texte qui fut à l’origine même de l’Oulipo (10). Il est clair que l’une des raisons qui ont conduit Calvino à participer à nos travaux est ce souci que nous avions tous de maîtriser la potentialité en littérature, souci qui conduit naturellement à un retour aux sources et à une nouvelle "lecture des classiques".
Dans le premier des Six memos (les Leçons américaines) Calvino évoque, pour fonder son goût pour la "légèreté", les acquis de la science moderne qui réduisent les objets à des combinaisons d’éléments microscopiques (les "poussières de bits" de l’Incendie), mais se réfère en même temps à Lucrèce et à Galilée. Car son projet fondamental, l’effort que toute son œuvre exprime, c’est celui d’exprimer les choses dans leur totalité, ou dans un mouvement qui tend vers la totalité : c’est l’effort que s’imposera Palomar. Cela suppose une pleine conscience des racines, une capacité exceptionnelle d’appréhension et de compréhension de la forêt des chemins sur lesquels débouchent les acquis de la culture. L’enchevêtrement de ces chemins, de ces destins qui se croisent, les articulations innombrables d’architectures imaginaires mais possibles (ou presque) évoquent à l’évidence l’image du labyrinthe, c’est-à-dire du combinatoire. Deux attitudes sont possibles ici : celle qui, devant la complexité, se borne à la décrire, à en savourer, peut-être, le parfum de gouffre, et celle qui veut en posséder la maîtrise; c’est alors l’attitude du savant : celle de Calvino.

Cette maîtrise du combinatoire, c’est donc bien la connaissance ou la construction de filtres anti-combinatoires, ceux qu’offrent l’explicitation des structures, l’énoncé des règles, la spécification des contraintes. Cela implique, bien sûr, le renoncement à certaines formes de spontanéité, le recours à des formalisations, à des calculs. Cela peut impliquer aussi, avec le développement des nouvelles technologies du traitement de l’information, l’utilisation des ordinateurs. La continuité de la pensée calvinienne à cet égard est exemplaire :

- dès 1958, La nuit des chiffres ("La notte dei numeri") nous fait pénétrer dans la "salle des machines" qui travaillent ... avec un ronflement continu et des bonds vers le haut et vers le bas d’épaisses feuilles perforées, comme des élytres d’insectes.

- en 1962, dans la revue qu’il dirige avec Elio Vittorini, Il menabò, il publie son Défi au labyrinthe (Sfida al labirinto) que l’on peut considérer comme un véritable manifeste. C’est l’époque où, dans les pays anglo-saxons se déchaîne la polémique Snow-Leavis sur "les deux cultures". Contrairement aux intellectuels français, les italiens entrent vigoureusement dans le débat, notamment avec Vittorini et ses Due tensioni, œuvre posthume que Calvino commentera, en 1967, dans son essai, Vittorini : progettazione e letteratura. C’est la même année, d’ailleurs, que paraît Cybernétique et fantasmes, dont le sous-titre est : de la littérature comme processus combinatoire, et où Raymond Lulle, l’"ars combinatoria" et Raymond Queneau sont longuement évoqués. La même année, Calvino écrit La mémoire du monde, une nouvelle très "borgesienne" (la chute présente d’ailleursune certaine similitude avec celle que l’on retrouvera dans L’incendie), où le narrateur décrit l’activité d’une organisation gigantesque d’archivage où toutes les connaissances de l’humanité sont stockées :


... Et tout ce matériel passe à travers un processus de réduction à l’essentiel, de condensation, de miniaturisation, dont on ne sait pas encore quand il va s’arrêter; de même que toutes les images existantes et possibles sont archivées dans de minuscules rouleaux de microfilms, et que des bobines microscopiques de bandes magnétiques renferment tous les sons enregistrés et enregistrables. C’est une mémoire centralisée du genre humain que nous avons l’intention de construire, en cherchant à l’emmagasiner dans l’espace le plus restreint possible, sur le modèle des mémoires individuelles de nos cerveaux.


- entre 1969 et 1973 se construit l’édifice "euclidien" (ou même "hyper-euclidien") du Chateau des destins croisés, et en 1973, c’est enfin L’incendie de la maison abominable. On appréciera l’accélération récente des progrès technologiques en observant qu’en 1973, donc quinze ans après La nuit des chiffres, on parle encore de "cartes perforées"!
- en 1975, Einaudi publie Idem, un volume consacré au peintre Giulio Paolini. Calvino en a écrit la préface, La squadratura (L’encadrement), où il confronte le travail du peintre et celui de l’écrivain. Il établit un parallèle entre le "cadre" en peinture et les "incipit" en littérature et, dans l’édition Mondadori (11), Bruno Falcetto commente ainsi une version qui demeurera inédite de cette préface :


... on reconnait sans difficulté la cellule germinale du journal de Silas Flannery, huitième chapitre de Si par une nuit d’hiver un voyageur et dans une certaine mesure centre stucturel du livre.


Si par une nuit d’hiver sera le dernier roman combinatoire de Calvino, et c’est dans le huitième chapitre que Lotaria explique à Flannery comment elle "lit" un roman :

Elle m’a expliqué qu’un ordinateur dûment programmé peut lire un roman en quelques minutes et dresser la liste de tous les vocables contenus dans le texte, par ordre de fréquence.
[...] Qu’est-ce en effet que la lecture d’un texte, sinon l’enregistrement de certaines récurrences thématiques, de certaines insistances dans les formes et les significations? La lecture électronique me fournit une liste des fréquences qu’il mr suffit de parcourir pour me faire une idée des problèmes que le livre pose à une étude critique. (12)

Le chapitre six avait déjà évoqué « l’OEPHLW (Organisation pour la Production Electronique d’Œuvres Littéraires Homogénéisées) » dont l’activité est à la lecture de Lotaria ce que la synthèse est à l’analyse. Il y a là une dualité qui orientera aussi le travail de l’ALAMO (Atelier de Littérature Assistée par la Mathématique et les Ordinateurs), fondé à l’initiative de Jacques Roubaud et moi-même, en 1980 (13), dualité qu’exprime bien l’adage fameux de Claude Levi-Strauss : « La preuve de l’analyse est dans la synthèse. »
Dans Un roi à l’écoute, le troisième (et dernier achevé) des textes de Calvino sur les cinq sens, « le cliquetis des machines électroniques » rassure le roi immobile, tandis qu’

une foule d’opérateurs fait entrer en mémoires de nouvelles donnée, surveille sur les écrans des tabulations compliquées, extrait des imprimantes de nouveaux rapports... (14)

Mais l’angoisse de la multiplicité proliférante peut être vaincue puisque Calvino pourra dire, dans le quatrième des Six memos :

...je crois que toute forme de connaissance doit aller puiser dans ce receptacle de la multiplicité potentielle. L’esprit du poète, tout comme l’esprit du savant à certains moments décisifs, fonctionne par association d’images, suivant un processus qui constitue le système le plus rapide de liaison et de choix entre les formes infinies du possible et de l’impossible. l’imagination est une sorte de machine électronique : en tenant compte de toutes les combinaisons possibles, elle choisit celles qui obéissent à une fin, ou qui sont tout simplement les plus intéressantes, les plus agréables, les plus amusantes.

Les deux memos qui suivent (ou devaient suivre) ce texte sont intitulés Multiplicité et Consistance. Ce sont là des concepts qui sont évidemment essentiels pour Calvino. Et c’est parce que nous ne maîtrisions pas encore les phénomènes linguistiques et littéraires, en particulier les conditions de "consistance" sémantique et stylistique qui permettent de réduire la "multiplicité" dans l’appréhension d’un texte, que L’ordre dans le crime est demeuré inachevé.

Mais en vingt ans, les choses ont beaucoup avancé, tant sur le plan d’une meilleure connaissance des structures linguistiques et littéraires, que sur celui des systèmes technologiques capables de manipuler ces structures afin d’en exploiter le fonctionnement pour la synthèse et l’analyse des textes. Lorsqu’on lit un roman comme celui de Richard Powers, Galatea 2.2 (15), dans lequel un écrivain, "humaniste en résidence"dans un Centre de Recherches Avancées, aide un spécialiste de la "neurologie cognitive" à élaborer un système informatique capable d’absorber les chefs d’œuvre de la littérature mondiale pour devenir à son tour un expert, on s’aperçoit que le projet calvinien n’est peut-être pas loin d’aboutir... et qu’en tout cas, comme thème littéraire, il demeure bien vivant!

 

 

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  1. Ce texte est une version étendue d’un exposé présenté à la librairie italienne La Tour de Babel, à Paris, le 17 octobre 1995, à l’invitation de Mazrcle-Paul Schützenberger.
  2. Le scribe, texte n°XLVI (rédigé en novembre 1986) dans Le métier des autres. Version française de Martine Schruoffeneger, Gallimard 1992, p.315.
  3. p.1242 du volume III des Romanzi e racconti de Calvino, publié par Mondadori en 1994.
  4. Gallimard, 1981,1988, « Folio essais » n°109.
  5. N° 274, février 1990, p. 41.
  6. Prologue d’Esther Calvino à La grande bonace des Antilles, p.8.
  7. La traduction française due à André Maugé fut publiée par Gallimard en 1994.
  8. Cahiers de lexicologie, vol. 3, 1961, p. 53.
  9. L’intelligence artificielle. Presses universitaires de France, 1968, p.93.
  10. Cf. Claude Berge : Pour une analyse potentielle de la littérature combinatoire. in Oulipo : La littérature potentielle. Gallimard, 1973,1988, « Folio essais » n°95.
  11. Calvino : Romanzi e Racconti, vol.II, p.1383.
  12. Si par une nuit d’hiver un voyageur, traduit par Danielle Sallenave et François Wahl, Seuil 1981, p.199.
  13. Cf. Paul Braffort et Josiane Joncquel : Alamo, une expérience de douze ans, in Alain Vuillemin et Michel Lenoble : Littérature et Informatique, Artois Presses Université, 1995, p.171. Ce texte se termine d’ailleurs par la citation de Cyberbétique et fantasmes (loc.cit., p.18) : « Quel serait le style d’un automate littéraire ? Je pense que sa vraie vocation serait le classicisme ... »
  14. Publié dans Sous le soleil jaguar dans une traduction de Jean-Paul Manganaro, Seuil, 1994, p.89.
  15. Roman de Richard Powers, publié par Farrar, Strauss et Giroux en 1995.

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