Littératures / Critique et analyses

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Italo Calvino et les lumières de la ville

 

 

 
« B Tu vois ? Déjà tu connais la fébrilité, l’impatience de la création. Tu renonceras aussi aux brèves pauses du néant. Tu seras obligé de continuer à créer des univers, des échiquiers qui s’accoupleront et généreront d’eux-mêmes d’autres échiquiers. Chaque univers, en se combinant avec tous les univers que tu ne cesseras de créer, par ennui, par impatience ou par colère, formera des jeux infini, à l’infini. »
Giorgio Manganelli, A et B, trad. Lise Chapuis


C’est en 1960 qu’Italo Calvino reçoit du producteur Franco Cristaldi la commande d’un scénario ayant pour sujet le récit de Marco Polo, Le Million (paru en français sous le titre : Le livre de Marco Polo (1)). Le projet n’aboutira pas, mais Calvino rédige une centaine de pages où apparaissent les deux protagonistes des Villes invisibles. Kublai Khan, en particulier, est déjà ce potentat insatisfait qui, possédant déjà tout :

« pierres précieuses ou broderies de soie ou fauves en cage ... voudrait que toutes ces choses mises ensemble forment un dessin, un ordre, une musique - comme en passant la main sur une tapisserie - reflète un dessin du ciel, un ordre, une musique des sphères célestes. » (2)

Calvino commence à travailler sur la thématique des Villes à la fin des années soixante, ajoutant, à intervalles irréguliers, le portrait d’une ville à un autre. Dans une conférence prononcée en 1985 à l’Université Columbia, à New York, il s’exprime ainsi :

« Pendant quelque temps, il ne venait à mon imagination que des villes tristes et pendant quelque temps que des villes heureuses; il y avait une période où je comparais les villes au ciel étoilé, aux signes du zodiaque, et une autre période où au contraire j’en venais toujours à parler des immondices qui déferlent chaque jour à l’extérieur des cités. C’était devenu un peu comme un journal qui suivait le cours de mes humeurs et de mes réflexions; tout finissait par se transformer en images de villes : les livres que je lisais, les expositions d’art que je visitais, les discussions avec les amis. Mais toutes ces pages mises ensemble ne faisaient pas encore un livre. Un livre (je crois) est quelque chose avec un principe et une fin (même s’il ne s’agit pas d’un roman au sens strict), c’est un espace dans lequel le lecteur doit entrer, tourner, se perdre peut-être, mais à un certain point trouver une issue, ou peut-être beaucoup d’issues, la possibilité d’ouvrir une route pour aller au loin. » (3)

La "quatrième de couverture" des éditions successives précise (il s’agit évidemment d’un texte de Calvino lui-même) :

« A la manière des compilations géographiques médiévales, ces nouvelles d’un monde qu’un Grand Khan mélancolique reçoit de la bouche d’un Marco Polo visionnaire forment un catalogue d’emblèmes. Mais ici aussi, d’un chapitre à l’autre - petit poème en prose, apologue ou récit de rêve - on peut tracer une route, retracer le sens d’un parcours, d’un voyage. De l’unique voyage encore possible, peut-être : celui qui se déroule à l’intérieur des relations entre les lieux et leurs habitants, au dedans des désirs et des angoisses que l’on éprouve à vivre les villes, à en faire notre élément, à en souffrir. » (4)

Dans la trilogie Nos ancêtres (qui comprend Le baron perché, Le vicomte pourfendu, Le chevalier inexistant), Calvino avait montré tout le parti qu’il pouvait tirer de la tradition littéraire. Cette fois, même si certains passages (notamment les "incipits") évoquent l’errance des chevaliers dans les romans arthuriens, la narration se situe résolument hors du temps et de l’espace attestés par l’histoire et la géographie : nous sommes dans une Uchronie autant que dans une Utopie (peut-être faudrait-il inventer ici le mot d’Uchronotopie?)


Une illustration ancienne de l’Utopie de Thomas More

 

Pourquoi lire les classiques

« Peut-être un matin, allant dans l’air aride,
comme de verre, me retournant verrai-je s’accomplir le miracle :
le néant dans mon dos, derrière moi
le vide - avec la terreur de l’ivrogne.

Puis, comme sur l’écran, se camperont d’un jet
arbres, maisons collines, pour l’habituel mirage.
mais il sera trop tard et je m’en irai coi
parmi les hommes qui ne se retournent pas, seul avec mon secret. »

Eugenio Montale, Os de seiche, trad. Patrice Angelini.

 

Comme beaucoup d’intellectuels italiens, fidèles à la tradition d’un Pic de la Mirandole ou d’un Léonard, Calvino possède une culture étendue et ne fait pas mystère de ses admirations et des inspirations qu’elles lui ont fournies :

Lecteur et commentateur de la littérature italienne classique, il évoque souvent, dans ses essais, Dante, l’Arioste, Galilée, Leopardi. L’Arioste a toujours été pour lui un modèle de conteur. Calvino a d’ailleurs écrit, pour Roland furieux, une introduction dont j’extrais ceci :

« Dès son début, le Roland furieux s’annonce comme devant être un poème de mouvement, mieux encore, postule le type particulier de mouvement qui va l’animer d’un bout à l’autre, un mouvement zigzaguant de lignes brisées. Il serait loisible de tracer la ligne générale du poème en suivant sur une carte de l’Europe et de l’Afrique les intersections et divergences des segments: au surplus, le premier chant servirait à le définir, qui est tout fait de poursuites, rencontre manquées ou rencontres fortuites, égarements, changements de programme.
C’est par ces zigzags tracés par les chevaux au galop et par les intermittences du cœur que nous sommes introduits dans l’esprit même du poème : le plaisir de l’alacrité de l’action se mêle sans tarder à quelque sentiment ample de la disponibilité de l’espace et du temps. » (5)

Dans une imagination poétique tournée vers les images de la vitesse, du cheval au galop, une influence essentielle est, à coup sûr, celle de Galilée. Dès 1968, dans Entretien sur science et littérature (6), Calvino justifie l’opinion paradoxale qu’il a souvent soutenue, suivant laquelle Galilée est le plus grand écrivain italien. Par la suite, il développe son argumentation en insistant sur les métaphores galiléennes, à l’occasion d’une conférence prononcée dans le cadre du séminaire Greimas, où l’accent est mis sur la métaphore "la nature comme livre écrit en langage mathématique", et l’on se souvient aussi de la deuxième Leçon américaine, intitulée Rapidité, qui insiste sur la métaphore du cheval "pour désigner la rapidité d’esprit" (7).
C’est évidemment dans Pourquoi lire les classiques que l’on peut le plus aisément visiter la galeries des grands créateurs qui inspirent, d’une façon ou de l’autre, Calvino. On y rencontre ainsi - en plus des précédents : Xénophon, Pline, Nezâmi, Cardan, Cyrano, Defoe, Diderot, Ortes, Dickens, Balzac, Tolstoï, Maupassant, Tchekhov, Twain, James, Stevenson, Conrad, Pasternak, Gadda, Montale, Hemingway, Ponge, Borges, Queneau, Pavese et Perec. Et dans les Leçons américaines : Ovide, Montale, Kundera, Lucrèce, Cavalcanti, Boccace, Cervantes, Shakespeare, Swift, Cyrano, Kafka, Barbey d’Aurevilly, de Quincey, Galilée, Sterne, Borges, Leopardi, Valéry, Ponge, Vinci, Dante, Balzac, Gadda, Musil, Queneau, Perec.
Ce n’est pas par hasard que les deux séries se terminent par Queneau et Perec. Chose curieuse, jusqu’à une date récente, les critiques évitaient de mentionner l’appartenance de Calvino à l’OULIPO. Cette appartenance, devenue officielle le 14 février 1973, a pourtant joué un rôle important dans l’évolution de l’art calvinien (8). Il le précise lui-même, dans la note figurant à la fin du Château des destins croisés(9). On ne s’étonnera donc pas de trouver, dans Les villes invisibles, l’écho, le reflet - mais passés au filtre des préoccupations calviniennes - des nombreuses utopies littéraires où s’inscrivent villes et paysages :

- villes littéraires (c’est-à-dire conçues dans le cadre d’une fiction) : la Nouvelle Atlantide, Utopie, la Ville du Soleil, Océana, Tamoé, Harmonie, New Lanark, Icarie, Brave New World... on remarquera que ce sont seulement les noms de lieux qui sont cités et non les auteurs qui leur correspondent (dont certains comme Etienne Cabet, auteur du Voyage en Icarie, ne sont d’ailleurs connus que d’un petit nombre).

- villes réelles, hantées par l’histoire : Constantinople, Jerusalem, Grenade, Lubeck, Paris, Nefta, le mont Saint-Michel, Urbino, Cuzco, Mexico, Novgorod, Lhassa, la Corne d’or, Amsterdam, la Nouvelle-Amsterdam ou Nouvelle-York, Los Angeles, Kyoto-Osaka...
Par contre des utopies célèbres comme celles imaginées par Lamartine, Théodore de Banville, Paul Féval (et sa ville-vampire), André Gide et son Voyage d’Urien - et surtout Julien Gracq et le Rivage des Syrtes (paru en 1945) ne sont pas directement évoqués. De même on ne retrouve pas l’écho des grandes fictions ethno-encyclopédiques anglo-saxonnes telles que Le seigneur des anneaux de Tolkien (paru en 1954-1955) (10).

L’onomastique des Villes invisibles est fort intéressante : 9 chapitres présentent 55 villes réparties en sections. Suivant la convention utilisée par Carlo Ossola dans l’analyse qu’on retrouvera plus loin, elles sont indicées de a à m, les 5 villes d’une rubrique étant indicées de 1 à 5.

a : les villes et la mémoire
b : les villes et le désir
c : les villes et les signes
d : les villes effilées
e : les villes et les échanges
f : les villes et le regard


1
2
3
4
5


Diomira
Isidora
Zaïre
Zora
Maurillia

Dorothée
Anastasie
Despina
Foedora
Zobéïde

Tamara
Zirma
Zoé
Ipazie
Olivia

Isaura
Zénobie
Armille
Sophronia
Octavie

Euphémie
Chloé
Eutropie
Ersilie
Sméraldine

Valdrade
Zemrude
Baucis
Phyllide
Moriane

g : les villes et le nom
h : les villes et les morts
i : les villes et le ciel
l : les villes continues
m : les villes cachées


1
2
3
4
5


Aglaurée
Léandra
Pirra
Clarisse
Irène

Mélanie
Adelma
Eusapie
Argie
Laudomie

Eudoxie
Bersabée
Tecla
Périntie
Andria

Léonie
Trude
Procope
Cecilia
Penthésilée

Olinde
Raïssa
Marozia
Théodora
Bérénice

On remarquera l’abondance des prénoms féminins, de Dorothée à Bérénice, de noms pourvus d’autres connotations tels Zaïre ou Procope ou évoquant des concepts abstraits : Euphémie, Eudoxie ... Eutopie. Une nomenclature faite pour exalter l’imagination et nourrir la méditation.
Le dernier dialogue entre Marco Polo et Kublai (certains commentateurs utilisent - à tort, me semble-t-il - l’expression "didascalie") évoque l’atlas du Grand Khan. On y lit le nom de villes réelles, visibles. Mais les invisibles ne sont pas localisables sur une carte. Les chemins d’accès ne sont pas donnés; ils sont peut-être la solution d’une énigme, la traversée d’un labyrinthe. C’est évidemment que la préoccupation de Calvino n’est pas de proposer des univers imaginaires, mais d’en assurer l’architecture pour en faire un système de connaissance, une sorte de prosodie gnoséologique. C’était déjà le propos de la trilogie Nos ancêtres et ce sera celui de Palomar.

Paul Klee, Santa A à B (1929)


Le défi au labyrinthe

 

« VISIBLE, INVISIBLE. - Plus que les règnes : animal, végétal, minéral, plus que les trois degrés de l’existence : organique, inorganique, spirituel, ce qui nous intéresse est la division du monde en une sphère visible et une sphère invisible. »

Leonardo Sinisgalli, Horror Vacui, trad. Jean-Yves Masson



L’effort de Calvino, effort qu’exprimeront la quête angoissée de Palomar et l’analyse lucide des Leçons américaines (11), c’est en effet un effort pour exprimer les choses dans leur totalité, ou dans un mouvement qui tend vers la totalité : c’est l’effort que le Grand Khan exige de Marco Polo afin d’assurer, par la connaissance, une maîtrise vraie de son immense empire. Mais l’accomplissement d’un tel projet suppose une pleine conscience des racines, comme une capacité exceptionnelle d’appréhension et de compréhension de la forêt des chemins sur lesquels débouchent les acquis de la culture.
L’enchevêtrement de ces chemins, de ces destins qui se croisent, les articulations innombrables d’architectures imaginaires mais possibles imposent une image du labyrinthe, c’est-à-dire du combinatoire. Deux attitudes sont possibles ici : celle qui, devant la complexité, se borne à la décrire, à en savourer, peut-être, le parfum de gouffre, et celle qui veut en posséder la maîtrise : c’est l’attitude du savant; et c’est bien l’attitude de Calvino, explorateur des labyrinthes, un labyrinthe dont il nous faut précisément relever le défi (12) :

« A y regarder de près, même l’attitude rationalisante, géométrisante et réductrice de l’avant-garde, dans ses manifestations extrêmes les plus récentes comme celle de Robbe-Grillet, traduit en fait un repli vers une intériorisation qui est la conséquence précisément de cet effort de dépersonnalisation objective : le processus de mimesis des forces productives devient intérieur, devient regard, façon de se mettre en rapport avec la réalité extérieure.

[ ... ] Mais dans ce cas encore c’est la forme du labyrinthe qui domine : labyrinthe de la connaissance phénoménologique chez Butor, labyrinthe de la concrétion et de la stratification linguistiques chez Gadda, labyrinthe d’images culturelles issues d’une cosmologie plus labyrinthique encore chez Borges. Ces trois exemples correspondent à trois tendances de la littérature contemporaine, toutes tentent une totalisation des modes de connaissance et d’expression.

[ ... ] Cette littérature du labyrinthe gnoséologique culturel offre en soi deux possibilités. On trouve d’une part l’attitude, aujourd’hui nécessaire pour affronter la complexité du réel, en refusant toutes les approches simplificatrices qui ne font que nous confirmer dans nos habitudes de représentation du monde; non, ce dont aujourd’hui nous avons besoin est la carte la plus détaillée possible du labyrinthe. D’autre part, existe la fascination du labyrinthe en tant que tel, du fait de s’y perdre et de représenter cette absence d’issue possible comme la véritable condition humaine. C’est à dissocier l’un de l’autre ces deux comportements que nous voulons utiliser notre regard critique, tout en ayant présent à l’esprit qu’il n’est pas toujours possible de les distinguer avec clarté (dans le désir de chercher une issue existe toujours une part de fascination pour le labyrinthe en soi; et chercher avec un certain acharnement l’issue fait partie du jeu qui consiste à se perdre dans le labyrinthe).
Et qui croit pouvoir vaincre les labyrinthes en fuyant leur complexité passe à côté de la question. Donc poser l’existence d’un labyrinthe puis demander à la littérature de fournir une clé pour en trouver l’issue apparaît comme une demande dépourvue de toute pertinence. Ce que peut faire la littérature est de définir la meilleure attitude possible pour trouver une voie de secours, même si cette issue ne consiste que dans le fait de passer d’un labyrinthe à un autre. C’est le défi au labyrinthe que nous voulons sauver, c’est la littérature du défi au labyrinthe que nous voulons mettre en évidence en la distinguant d’une littérature de reddition au labyrinthe. »

Parmi les nombreux commentateurs et analystes qui se sont intéressés à l’œuvre de Calvino (que Pavese qualifiera d’« écureuil de la plume »), je retiendrai ici Mario Barenghi qui, cherchant la trace de « villes invisibles » dans Marcovaldo et ailleurs, précise :

« Les topographies des Villes invisibles ne sont qu’une réactualisation d’une structure réticulée. « Filet de lignes qui s’entrecroisent », semblables aux rues d’une ville, elles peuvent être composées par la trame des entiers qui sillonnent une forêt; cette forêt qui, dans les contes, est parcourue par les enfants ou par les chevaliers en quête d’aventures; mieux même, ce filet évoque les difficiles passages dans les branches que l’arboricole Côme du Rondeau [dans le baron perché] doit s’ouvrir pour parcourir les forêts d’ombreuses. De même que, au-delà de la ligne de rupture provoquée par de cuisantes désillusions historiques, les nobles dames et les chevaliers du Château des destins croisés ou les hôtes, moins illustres, de La Taverne, égarés et privés de voix, reproduisent avec l’aide des cartes de tarots, une grille de destins individuels en forme de mots croisés qui mime et exorcise la forme d’une forêt-réseau-prison, dans une ultime tentative de rationalisation et de rachat.
Nous sommes ainsi arrivés - comme prévu - au concept-clé de labyrinthe. Mais attention : chez Calvino, le labyrinthe n’est nullement une représentation première, il n’est que la dégénérescence, la prolifération pathologique de l’enchevêtrement qui lui préexiste sur le plan logique et historique. Le point de départ, pour Calvino, est mouvement vers un objectif, trajet élémentaire d’un point à un autre.
[ ... ]
La différence entre « la reddition au labyrinthe » et le « défi au labyrinthe » ... est aussi la différence qui sépare Calvino de Borges... dans un cas la labyrinthe se présente comme une acquisition, une découverte progressive; voire une hypothèse mathématique, formulée en réponse à la constatation, imprévue, d’une absence d’issue dans les itinéraires déterminés antérieurement. Dans l’autre, il s’agit d’une donnée première immédiatement perceptible, objet de contemplation : presque un organisme monstrueux, un Minotaure. Chez Calvino, il importe de le répéter, la structure fondamentale n’est pas le labyrinthe, mais le réseau, l’entrelacs : lequel est, à son tour, le résultat de l’élaboration intellectuelle d’une attitude perceptive, la tendance à saisir la réalité avant tout dans ses aspects dynamiques. » (13)

Paul Klee, Beride (cité lacustre), (1927)


La maîtrise du combinatoire, c’est donc, en fin de compte, la conception et l’exploitation de filtres anti-combinatoires, filtres que fourniront l’explicitation des structures, l’énoncé des règles, la spécification des contraintes. Cela implique, bien sûr, le renoncement à certaines formes de spontanéité, le recours à des formalisations, à des calculs, y compris de simples calculs d’arithmétique et de géométrie. Le projet des Villes invisibles illustre le souci anticombinatoire de Calvino de bien des façons : le désir du Grand Khan lui-même est un désir d’élucidation, les images que lui propose Marco Polo sont des architectures, donc des organisations structurées de l’espace, présentées au cours d’une sorte de feuilletage de la mémoire - donc du temps. Les dialogues intercalés entre les descriptions de ville s’achèvent sur l’esquisse d’une partie d’échecs, un jeu où l’espace et le temps s’articulent en d’innombrables combinaisons.

La forme de l’espace

 

« Cette ville se dresse au carrefour de trois vallons, avec des maisons accrochées de toutes parts aux pentes abruptes des versants, une vaste place en bas, à chaval sur le lit d’un torrent le plus souvent à sec, et d’antiques bâtiments ecclésiastiques qui, tels des acropoles baroques, couronnent en plusieurs poins le cercle des hauteurs. »

Elio Vittorini, Les villes du monde, trad. Michel Arnaud



Dès la trilogie De nos ancêtres, on sait qu’il n’y a pas de voie directe, de recette naïve pour la connaissance et le chevalier lui-même, pour exister, doit en faire l’apprentissage (14) :

« Il l’aperçut, assis par terre, au pied d’un pin, occupé à disposer les petites pignes tombées sur le sol selon un dessin géométrique : un triangle rectangle. A cette heure du petit jour, Agilulfe éprouvait régulièrement le besoin de s’appliquer à quelque travail de précision : dénombrer les objets, les ordonner suivant des figures régulières, résoudre des problèmes d’arithmétique.
[ ... ] Il en était là quand Raimbaut l’aperçut : avec des gestes médités et rapides, il disposait les pommes de pin en triangle, puis formait des carrés sur chacun des trois côtés, et additionnait obstinément les pignes des carrés formés sur les deux côtés de l’angle droit, comparant avec celles du carré de l’hypothénuse... »

Les aspects formels qui sont à l’œuvre ici sont donc de nature géométrique au moins autant qu’arithmétique (Agilulfe combine les deux aspects dans la démonstration du théorème de Pythagore). L’organisation des viIles donne l’exemple d’une géométrie assez particulière, qui évoque le parallélogramme oblique :

 

1
21
321
4321
54321
  54321
    54321
      54321
        54321
          54321
            54321
              5432
                543
                  54
                    5

Si on lit le texte en respectant l’ordre séquentiel proposé par le livre lui-même (c’est-à-dire ligne par ligne, de haut en bas, et de gauche à droite sur chaque ligne), l’organisation régulière des villes ne saute pas aux yeux, mais elle a fait l’objet, au cours de ces dernières années, d’études de plus en plus précises. Les plus complètes me semblent être celle d’Aurore Frasson-Marin (15) et celle, plus récente, de Carlo Ossola (16)
Le premier article souligne la structure géométrique du livre et propose, pour la première fois, me semble-t-il, la forme du parallélogramme ci-dessus. Carlo Ossola en donne une première représentation (17) où la lecture s’effectue colonne par colonne, de gauche à droite, et, dans chaque colonne, de haut en bas en utilisant la notation présentée plus haut). Ossola propose ensuite une analyse plus fine que voici :

« Mais c’est une symétrie plus perceptible encore qu’offre le schéma [ci-dessous] qui dessine, en incorporant deux des sections à cinq occurences (les plus « extérieures » d’entre elles) aux triangles (respectivement, donc, la section II à la I, et la VIII à la IX), trois systèmes composés dans chacun de leurs côtés respectifs de cinq éléments; les deux triangles latéraux délimitant les régions des « échanges » et de la « convention » (ce n’est pas un hasard s’ils sont délimités par la première des « villes et des échanges » (= e 1) et par la dernière des « villes et le nom » (= g 5). Le carré central en fermant l’axe de symétrie et de réflexion précisément tracé de f 1 à f 5, le long du vecteur fondateur de l’espace et de la lecture : « les villes et le regard ». »

Il sera alors facile d’observer que, tandis qu’aux limites du premier triangle équilatéral on constate le règne de l’arbitraire et de la permutation - comme précisément en e 1, dans cette Euphémie « où s’échange la mémoire aux solstices et aux équinoxes » - c’est une symétrie en terme de pure duplication tautologique qui s’installe, en dehors du « carré magique », ce dont atteste la reprise à l’incipit et à l’explicit de la huitième section, de la réflexion du Khan :

« A force de désincarner ses conquêtes pour les réduire à l’essentiel, Kublaï était parvenu à l’opération dernière... »

Par contre, le « carré magique » parfait délimité par les sections III-VII instaure l’espace d’une symétrie rigoureuse : ce n’est pas par hasard que revient le leitmotiv, déjà rappelé du « dessin parfait », du cristal... [ ... ] Cette symétrie trouve bien évidemment sa confirmation la plus définitive dans l’axe central (f 1 - f 5) qui relie de la première à la dernière chacune des occurences de ce thème, support physique de toute perspective : le regard des Villes et le regard - et peut-être est-ce là une façon discrète, de la part de Calvino, de suggérer une « école du regard » personnelle. Ce carré subdivisé en deux moitiés par cette hypothénuse parfaite fait apparaître deux autres triangles ( et donc la totalité du parallélogramme se laisse décomposer en quatre triangles symétriques et équivalents, incluant cinq villes sur chacun de leurs côtés) qui se transforment eux-mêmes en lieux métonymiques de toute « image spéculaire », de toute indivisible duplicité...

Une remarque en passant : Mario Barenghi signale que « comme il a été souvent remarqué », le nombre des villes cités dans l’Utopie de Thomas More est aussi cinquante-cinq. En réalité elles ne sont que cinquante-quatre. Barenghi observe également que si l’on ajoute aux cinquante-cinq textes descriptifs les dialogues du Khan et de Marco, on obtient 55 + 9 = 64 textes, 64 étant une puissance de 2. En réalité les didascalies vont par couples formant parenthésage de chacune des neuf parties de l’ouvrage. Il y a donc 55 + (2 ´ 9) = 73 textes (18).

Moji Baratloo et Clif Balch, Angst : Cartography (fig. D 9) (1989) (19)


La mémoire du monde

 

 

« Il faut (se mit alors à dire son ami) que vous vous reportiez au fond de l’une de nos provinces. Et non pas à une petite ville mélancolique, fournie toutefois d’un Cercle, ou casina, comme on dit; imaginez plutôt une cité minuscule, un bourg perdu parmi les montagnes. Au temps de mon histoire, je vivais là-bas, et du reste (ajouta-t-il en souriant), c’est là que je suis né.»

Tomaso Landolfi, La nuit provinciale, trad. Mario Fusco

 

Refusant la reddition au labyrinthe, Calvino s’efforcera donc, confronté à la complexité des choses, d’y découvrir les algorithmes cachés. C’est là, sans doute, la tâche du savant, mais il revient à l’artiste, à l’écrivain de donner l’exemple, de fournir des modèles de comportement, de méthode. C’est ce qui explique l’existence de textes explicatifs tels que la Note ajoutée en postface au Château des destins croisés, les textes relatifs à Si par une nuit d’hiver un voyageur (20) (et aussi la conférence prononcée à l’Université Columbia).
Contrairement à Queneau qui, lui aussi, soumettait l’écriture de ses romans à des systèmes de contraintes, Calvino ne juge pas nécessaire de faire disparaître définitivement l’échafaudage, après emploi (il rejoint en cela Georges Perec.) Le travail du scientifique n’est-il pas, d’ailleurs, de découvrir - de rendre bien visibles - des échafaudages cachés?
Le soin du détail, dans l’architecture ou la planification, l’intégration dans une structure calculée des formes et des contenus marque peut-être, en fin de compte, le souci - l’angoisse - de fixer durablement le souvenir. Chez Calvino - comme dans la tradition kabbaliste et renaissante, celle de Giordano Bruno, il s’agit d’instituer ainsi un Art de la mémoire.
Dans le recueil paru en italien sous le titre Una pietra sopra, Calvino a fait figurer un texte bref : En guise d’appendice, autobiographie, où le souvenir des villes est partout présent :

« De la petite enfance à la jeunesse, j’ai grandi dans une ville de la Riviera resserrée dans son microclimat. ... Sortir de cette coquille fut pour moi répéter le trauma de la naissance; mais je ne m’en aperçois qu’à présent.
... La guerre à peine finie, l’appel des grandes villes fut pour moi plus fort que mon enracinement provincial. C’est ainsi que j’hésitai quelque temps entre Milan et Turin; le choix de Turin eut certes ses raisons et ne fut pas sans conséquences : aujoiurd’hui j’ai oublié les unes et les autres, mais durant des années je me suis dit que si mon choix m’avait conduit à Milan, tout aurait été différent.
... De Turin, ville sérieuse mais triste, il m’arrivait souvent et facilement de descendre vers Rome...
... C’est ainsi que Rome est la ville italienne où j’aurai peut-eêtre vécu le plus longtamps sans me demander pourquoi.
Le lieu idéal pour moi est le lieu où il est le plus naturel de vivre en étranger : Paris est ainsi la ville où je me suis marié, où j’ai trouvé une maison, élevé ma fille. »

Vivre en étranger dans un monde étrange, c’est d’ailleurs le destin de Palomar, à la recherche, derrière le visible, de l’invisible signification. L’un des vingt-sept textes du livre (le numéro 3.3.2), n’est-il pas intitulé « L’univers comme miroir », tandis que Cosmicomics propose des textes tels que « Tout en un point », « Les années-lumière » et... « La forme de l’espace ». On rapprochera aussi, des onze thèmes des Villes invisibles, les trois modes d’expression (formant un cube 3 ´ 3 ´ 3) utilisés dans Palomar : la description, le récit et la méditation.
L’étrangeté des Villes invisibles est liée au caractère onirique des descriptions, précises et baroques à la fois. Elle se dégage aussi de la diversité des styles et des "points de vue" adoptés dans chacun de ces 55 courts récits. Seuls douze d’entre eux, en effet, sont rédigés à la première personne. Trois textes utilisent le vocatif : « ô Kublai magnanime » (Zaïre, a 3); « ô grand Khan » (Foedora, b 4); « sage Kublai », (Olivia, c 5) et deux le tutoiement qui évoque un dialogue implicite, pour Zermude (f 2) et Phyllide (f 4). On trouve des "dialogues rapportés" dans Irène (g 5), Cecile (l 4) et Bérénice (m 5). On notera qu’il s’agit là de prénoms féminins. Le dialogue inclus dans le texte trelatif à Cécilia (l 4) est particulièrement significatif :

« Tu me reproches qu’à chacun de mes récits je te transporte au beau milieu d’une ville sans rien te dire de l’espace qui s’étend entre une ville et l’autre : si ce sont des mers qui l’occupent, des champs de seigle, des forêts de mélèzes, des marais. C’est par un récit que je te répondrai. »

C’est donc le récit (ici la description de Cecilia) qui se substitue à la cartographie, au plan d’urbaniste, comme la formule du physicien (les équations de Maxwell, par exemple), se substitue aux formes et aux dessins de la nature (les lignes de forces de Faraday). L’espace est donc discontinu, ponctué de villes dont l’accès n’est indiqué que de façon elliptique :

- En partant de là et en allant trois jours vers le levant (a1) ...
- [l’homme qui chevauche longtemps] au travers de terrains sauvages (a 2)
- Au bout de trois jours, allant vers le midi (b2) ...
- [l’homme marche] pendant des jours entre les arbres et les pierres (c 1)
- Au-delà de six fleuves et trois chaînes de montagnes (a4) ...
- Par bateau ou à dos de chameau (b3) ...
- A quatre-vingts milles du côté du noroît (e 1)
- Après sept jours et sept nuits (b 5)
- après avoir marché sept jours à travers bois (f 3)
- Passé le gué, franchi le col (f5) ...
- quand on se penche au bord du plateau (g 5)
- touchant terre à (l 2), etc...

Les textes qui entourent les neuf sections de l’ouvrage présentent une combinaison de dialogues rapportés en style direct et de scènes proprement théâtrales. Ces textes se distinguent par leur typographie (caractères italiques) et se situent souvent à un niveau "méta-textuel". Ainsi:

« — Le jour où je connaîtrai tous les emblèmes, demanda-t-il à Marco Polo, saurai-je enfin posséder mon empire ?
Et le Vénitien :
— Sire, ne crois pas cela : ce jour-là tu seras toi-même emblème parmi les emblèmes. »

et lorsque Kublai reproche à Marco de ne jamais parler de Venise, celui-ci répond :

« — Les images de la mémoire, une fois fixées par les paoles, s’effacent, constata Polo. Peut-être, Venise, ai-je peur de la perdre toute en une fois, si j’en parle. Ou peut-être, parlant d’autres villes, l’ai-je déjà perdue, peu à peu. »

Hybrides ou chimères de la mémoire et de l’imagination, Les villes invisibles dans ce (ou sous ce) monde de papier qu’est l’univers de la fiction. Mais l’univers des atlas réels, des cosmographies et cosmologies réelles n’est-il pas aussi un univers de papier? (21)

En un moment de grande perplexité culturelle et morale, où la poésie est tenue en marge, les villes déshumanisées, où la réalité - même celle du papier - s’estompe derrière les virtualités multimodales, Calvino nous adresse ce message :

« Je pense avoir écrit quelque chose comme un ultime poème d’amour dédié aux villes, au moment où il devient toujours plus difficile de les vivre en tant que villes. Peut-être approchons-nous d’un moment de crise de la vie urbaine et Les villes invisibles sont un songe qui naît au cœur des villes invivables. » (22)


M.C. Escher, Luchtkasteel (1929)

 

 

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Un autre titre fréquemment utilisé est : Le livre des merveilles du monde. Le livre avait d’ailleurs été rédigé directement en français par Rusticiano de Pise, compagnon de Marco Polo dans les prisons de Gênes.

Ce passage d’un texte - demeuré inédit jusqu’à ce jour - est cité par Mario Barenghi dans l’édition Meridiani (la Péiade italienne) des œuvres complètes de Calvino, volume II (Romanzi e racconti), Mondadori 1992, p.1364-5. Les notes de Barenghi m’ont été ici d’un précieux secours.

Conférence prononcée à l’Université Columbia à New York et parue dans Columbia. A magazine of Poetry & Prose, 8, 1983, pp.37-42. Ce fragment est donné par Mario Barenghi, loc. cit., p. 1361.

Curieusement, la quatrième de couverture de l’édition française n’est pas fidèle à l’original dont elle supprime un passage important. Je l’ai donc restitué ici.

Arioste : Roland furieux choisi et raconté par Italo Calvino. Traduction française par Nino Frank, Flammarion 1982, p.27.

La machine littérature, trad. Michel Orcel et François Wahl, Le Seuil, 1984, p.31.

Leçons américaines, loc. cit., p.77.

Cf. l’article de Marcel Benabou : Si par une nuit d’hiver un oulipien (Magazine littéraire, loc.cit., p.41), ainsi que la contribution de Mario Fusco : Entre Queneau et l’Oulipo (id., p.44). D’autres détails sont fournis par Mario Barenghi dans l’édition, chez Mondadori, des œuvres complètes : il s’agit du vol. *** de Romanzi e racconti [RR], pp. 1239-1241.

Le Seuil, 1976, p.135.

On pourra se reporter, pour plus de détails, à Jean Roudaud, Les villes imaginaires dans la littérature française, Hatier 1990, et Pierre Jourde, Géographies imaginaires de quelques inventeurs de monde au XXème siècle, José Corti 1991.

Les "Norton Poetry Lectures" qu’il devait donner à Harvard en 1985-1986.

La sfida al labirinto (1944), reproduit dans Una pietra sopra. Trad. Philippe Daros, loc.cit., pp.138-140.

Italo Calvino e i sentieri che s’interrompono in Quaderni piacentini n°15, 1984. Cité et traduit par Philippe Daros, loc. cit., pp.177-178.

Le chevalier inexistant. Trad. Maurice Javion, Le Seuil, 1962 pp.29-30.

Structures, signes et images dans Les villes invisibles d’Italo Calvino. Revue des études italiennes, p.23.

L’invisibile e il suo "dove": "geografia interiore di Italo Calvino". Lettere italiane, 2, 1987. Un fragment de cet article a été traduit en français par Philippe Daros dans son ouvrage de référence : Italo Calvino, Hachette, 1994.

Les deux schémas ci-après sont reproduits par Philippe Daros, loc. cit., pp. 197-198.

Nombre qui est loin, d’ailleurs, d’être quelconque puis qu’il est le second élément du "couple de Perec" [ 37, 73 ]. Deux nombre forment un couple de Perec s’ils sont miroirs l’un de l’autre, tous deux premiers, le second étant égal au double du premier moins un. Braffort et Roubaud ont conjecturé que le couple [ 37, 73 ] est le seul qui satisfasse à toutes ces conditions.
Ce plan augmenté d’effets graphiques fait partie d’un document conçu par deux architectes (et ayant donné lieu, en 1988, à une installation à l’Institute for Contemporary Art, P.S. 1 Museum. Il s’agit de photographies et de plans destinés à la réhabilitation d’une zone industrielle abandonnée, à New York (zone connue sous le nom de Lavender Lake), assemblés autour du texte de Les villes et le désir 5 (Zobéïde)

En particulier Comment j’ai écrit un de mes livres, in La Bibliothèque Oulipienne, volume 2, Seghers1990, p.25.

On peut évoquer ici deux ouvrages qui portent le même titre (mais le contenu est différent) :
Enrico Bellone, Il mondo di carta (traduit en anglais comme A world on paper, MIT Press, 1980.

David Olson, The world on paper, the conceptual and cognitive implications of writing and reading, Cambridge University Press, 1994. On notera que la première partie du livre de Bellone et le livre d’Olson s’ouvrent sur un exergue de Calvino!

Dans sa conférence à l’Université Columbia, citée plus haut.

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