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Un autre Matisse : Georges

 

 

Réjouissons-nous avec Poincaré de vivre au vingtième siècle : ce sera le siècle des électrons 

 

Georges Matisse : Histoire extraordinaire des électrons
Mercure de France
75, 1908, p. 744 .

  

 

Retrouvailles

 

Dans le cadre de recherches récentes [1] j'ai été amené à étudier de près le bouleversement culturel qui se produisit au début du siècle, en une période où les sciences et les arts connurent un essor prodigieux tout en maintenant et même en renforçant des rapports étroits de collaboration et d'inspiration. Parmi les grands créateurs de cette époque on ne peut évidemment pas négliger Marcel Duchamp dont l'extrême versatilité est bien connue (Arts - il mit un terme à la "peinture rétinienne" ; Littérature - il fut membre de l'OuLiPo ; Combinatoire - il fut joueur d'échecs professionnel ; Physique "amusante", il créa Le grand verre et Etant donnés). J'ai donc lu attentivement les deux livres d'une éminente spécialiste de Duchamp, Linda Henderson [2] ainsi que l'article qu'elle fit paraître entre ces deux ouvrages. Dans cet article (et dans le deuxième livre) elle évoque les prises de position d'un jeune auteur, Georges Matisse, qui publie, au moment où prennent forme le modèle atomique de la matière et la théorie des électrons - modèle de Lucien Poincaré et modèle de Thomson bientôt supplantés par le modèle planétaire de Rutherford) - un article de enthousiaste que j'ai cité en exergue [3] , où les images anthropomorphiques d'une danse des électrons semblent effectivement avoir inspiré Duchamp (Le Roi et la Reine entourés de nus vites). A cette époque (entre 1907 et 1913, Matisse se situe dans le camp énergétiste et soutient quelque temps les thèses de Gustave Le Bon contre celles de Jean Perrin dont les expériences mettent définitivement en évidence l'existence des atomes, comme en témoignent plusieurs publications [4] , tandis qu'il s'intéresse aussi aux Méthodes de la psychologie, au problème de L'intelligence et le cerveau, aux Sens créateurs des aptitudes etc. 

Georges Matisse est, dès cette époque, un auteur décidément prolixe en même temps que parfaitement encyclopédiste !

 

Redécouverte

 

Mais en lisant Linda Henderson, je me suis aperçu que j'avais déjà rencontré Matisse, dans un tout autre contexte. En 1955, à l'occasion du premier Congrès International de Cybernétique, qui avait lieu à Namur, j'avais présenté une communication dans laquelle je le citais (mais sans préciser à quel texte je faisais allusion [5] ). J'entrepris alors - et ceci tout récemment - une recherche systématique dans mes archives.

Je retrouvai tout d'abord dans ma bibliothèque les huit fascicules de compte-rendu des actes du Congrès International de Philosophie Scientifique qui avait été organisé en 1935 à la Sorbonne par les animateurs du mouvement pour "L'Unité de la Science" (Carnap, Frank, Neurath, Reichenbach, Rougier). Les actes furent publiés par Hermann, en 1936, dans la fameuse collection des Actualités scientifiques et industrielles dans les fascicules numérotés de 388 à 395). C'était le courant dit de "l'école de Vienne" ou encore de "l'empirisme logique" et c'est à cette occasion que Neurath décrivit le projet d'une "Encyclopédie internationale de la Science unitaire" (fascicule II, ASI n°389, p.54). Ce congrès marque un moment important dans l'histoire de l'épistémologie, l'apogée du "néo-positivisme" (mais l'ironie des critiques "postmodernes" à l'endroit de ces auteurs montre surtout qu'ils ne les ont pas lus). Parmi les intervenants on peut noter d'ailleurs la présence de chercheurs appartenant à des tendances assez diverses : Tarski, Lecomte du Noüy, de Finetti, Chwistek, Bouligand, Padoa, Jörgensen, etc.. Georges Matisse était l'un des auteurs invités à ce colloque et sa contribution parut dans le fascicule III (Langage et pseudo-problèmes), troisième section (Pseudo-problèmes) des actes publiés chez Hermann, sous le titre : Les pseudo-problèmes philosophiques [1] Fascicule III (ASI n°390, p.41).

Je possédais également les deux derniers volets d'un triptyque pour lequel Matisse n'avait pas indiqué de titre général, mais sur lequel il avait voulu conclure son ouvre. J'y reviendrai.

En parcourant à nouveau ces livres je fus frappé par la très grande actualité des thèmes qui y étaient traités tout comme par la pertinence des analyses. Le thème du chaos, en particulier, y était abordé conjointement avec celui de la notion d'échelle des phénomènes. Seul manquait à l'époque un outil mathématique permettant d'approfondir les intuitions de l'auteur (comme il manquait déjà, bien avant Poincaré, à Victor Hugo, précurseur ici encore [6] ).

Il me semblait donc nécessaire d'en savoir davantage sur l'auteur de travaux aussi divers (mais qui ne possédait aucun lien de parenté avec le peintre Henri, le galeriste Pierre ou son fils Paul, le beau-fils de Marcel Duchamp). J'ai donc profité de l'invitation qui m'était faite par les organisateurs du Deuxième Colloque des Invalides, même si l'on ne peut pas vraiment considérer notre héros comme un "raté de la littérature" mais plutôt pour un "oublié" de la science et de la philosophie - disons, plus généralement, de la culture, pour entreprendre une recherche qui n'en est qu'à son début et pour laquelle j'ai bénéficié de l'aide et des conseils de Patrick Fréchet, Jean-Didier Wagneur, Patrick Ramseyer et Claire Paulhan.

 

Reconstitution

 

Ce qui frappe immédiatement, lorsqu'on s'efforce d'en savoir davantage, c'est le silence total qui entoure aujourd'hui cet auteur : une véritable disparition ! Il est absent, bien entendu, des ouvrages anglo-saxons d'histoire et de philosophie des sciences ; mais dans leur grande majorité les auteurs français - même ses contemporains - semblent l'ignorer complètement. Il n'apparaît dans aucun dictionnaire, aucune encyclopédie !

Georges Matisse est né en 1874. Je ne sais rien, au moment où j'écris ces lignes, de son lieu de naissance, de sa famille, de ses études. ni de la date de son décès*. On sait seulement qu'en 1933, il habitait à Paris, 45 rue Claude Bernard. Seules ses publications déposées à la Bibliothèque Nationale de France nous permettent, pour le moment, de reconstituer quelques éléments de sa biographie. En voici une brève analyse.

Il débute en 1906 en collaborant à diverses revues, en particulier au Mercure de France et à la Revue des idées (1906-1911). Son intérêt pour l'énergétique et pour les phénomènes de la vie l'amène à conduire des expériences (probablement dans le cadre de la station biologique d'Arcachon) qui se traduisent par une première publication et lui permettront, après la guerre, de soutenir une thèse de doctorat d'Etat : Action de la chaleur et du froid sur l'activité motrice des êtres vivant (présentée à la Faculté des sciences de Paris, É. Larose, 1919).

Mais il s'engage en même temps dans une activité militante de "libre penseur" qui se manifeste notamment par deux articles paraissant sous le même titre dans le Mercure de France et la revue des idées : Les ruines de l'idée de Dieu. Pendant la première guerre mondiale il publie, dans la Bibliothèque de la Libre pensée internationale, un essai historique et politique : Aux Allemands. Pourquoi n'êtes-vous pas aimés dans le monde? puis Le Nouvel Ecclésiaste, pour lequel il utilise le pseudonyme anagrammatique "Astemis".

Entre 1919 et 1924 il publie des traductions de textes scientifiques et en même temps multiplie les analyses et mises au point relatives aux domaines les plus divers de la science, en particulier une revue très complète du Mouvement scientifique contemporain en France en quatre volumes (Les sciences naturelles, Les sciences physiologiques, Les sciences physico-chimiques, Les sciences mathématiques) parus chez Payot entre 1921 et 1925. En collaboration avec sa femme (?) Madeleine, il compose aussi des essais et drames de nature poétique et philosophique [7] .

Dans les années trente, il s'oriente davantage vers l'épistémologie et la philosophie des sciences, s'intéressant aux grands problèmes du moment - qui demeurent encore aujourd'hui de grands problèmes : cosmogonie, questions de finalité en physique et en biologie, principe d'émergence, relations d'incertitude, problématique du hasard. Dès 1938 il souligne que l'expression "principe d'incertitude" est malheureuse et qu'il vaudrait mieux utiliser "principe d'imprécision" ou, mieux, "principe de précision antagoniste".

Il s'engage alors dans l'édification d'une véritable "somme", projet qu'il réussira à mener jusqu'à son terme, en 1956 (il est alors agé de 82 ans).

 

Le grand ouvre

 

Cette ouvre magistrale se compose d'un ensemble de trois traités qui comprennent chacun trois volumes. En voici le plan :

-       La Philosophie de la Nature

1.    Identité du Monde et de la connaissance
2.     
Le primat du phénomène dans la connaissance
3.     
L'arrangement de l'Univers par l'esprit

Presses universitaires de France (Bibliothèque de philosophie contemporaine), 1938.

-       Le Rameau vivant du monde.

I.   Le Déchiffrement des faits
2.   Philosophie biologique.
3.   Perspectives nouvelles du monde animé

Presses universitaires de France (Bibliothèque de philosophie contemporaine), 1947-1949

-       L'Incohérence universelle.

1.   Les Logiques du réel et les lois de la nature.
2.   Le Principe d'émergence et le compartimentage du déterminisme
3.     
Le Mirage de l'ordre

          Presses universitaires de France (Bibliothèque de philosophie contemporaine), 1953-1956

Il s'agit là d'un travail gigantesque que l'on peut relire avec profit, malgré le temps passé et les progrès accomplis (le troisième volet du triptyque est même impressionnant, je l'ai indiqué, pour sa qualité d'anticipation). Pourtant je n'en ai pratiquement pas trouvé d'échos. Seul Gaston Bachelard (qui accueille le triptyque de Matisse dans sa collection Logique et Philosophie des Sciences de la Bibliothèque de Philosophie contemporaine) le cite avec éloge en évoquant, en particulier, le premier volet du triptyque. Dans son essai : Le non-substantialisme, les prodromes d'une chimie non-lavoisienne, Bachelard écrit [8]  :

             A ce propos, Georges Matisse met ingénieusement en rapport le principe de la conservation de l'espace, fondement de la géométrie euclidienne avec le principe de la conservation de la matière (ou de l'électricité). [.] Il pourrait de même exister, suggère Georges Matisse, d'autres électricités qui ne postuleraient pas le principe de la conservation de la charge. A ces chimies, à ces électricités, Georges Matisse propose justement d'attacher les qualificatifs de non-lavoisienne, non-lippmanienne.

Dans son Traité de la connaissance [9] , un autre philosophe aujourd'hui bien méconnu, Louis Rougier, qui fut l'un des organisateur du Congrès de 1935, consacre une section de sa deuxième partie (Les logiques, Chapitre VIII : Le choix des logiques) à ce qu'il appelle Les logiques du réel de Georges Matisse. Contrairement à Bachelard qui s'appuie sur des réflexions de Matisse dans le domaine de la Chimie (Le primat du phénomène dans la connaissance, p.21), Rougier est attiré par sa contribution à une "logique biologique"(Les Logiques du réel et les lois de la nature, p.54). Je n'ai pas trouvé, pour le moment, d'autre citation ou mention de Matisse.

 

Tel qu'en lui-même


Le dernier volet du triptyque, L'incohérence universelle, a été publié - tout au moins les deux derniers tomes - avec le concours du Centre National de la Recherche Scientifique. Dans la préface, Matisse écrit (p. vii) :

Avant de disparaître, j'ai la satisfaction de voir l'achèvement de l'entreprise que je m'étais proposée.

A cette satisfaction bien compréhensible se mêlent cependant des restrictions épistémologiques et des constats désabusés (p. viii):

En suivant à la trace les faits, sans idée préconçue, nombre d'observations et de mesures rigoureuses ont révélé la marche heurtée, disloquée, totalement imprévisible, des phénomènes réels. Ils paraissent ne pouvoir pas être amenés à quelque norme rationnelle persistant à travers tout le développement du processus. Aucune expression mathématique, aucun système d'équations ne les peut saisir, aucune courbe régulière les représenter.

Il ne s'agit pourtant pas de renoncer à la connaissance, mais de reconnaître la pluralité des domaines, des formes que nous discernons dans la nature, et la volatilité des enchaînements que nous nous efforçons d'y découvrir, tout en conjuguant lucidité et rationalité. A la fin du dernier chapitre (intitulé Le songe de Brahma), Matisse souligne (p.120) que "l'évolution dans l'espace-temps n'est pas intégrable". En même temps il dénonce, un peu à la manière d'Arthur Koestler, le nihilisme mystique des écoles brahmaniques.

Conscient, donc des limites de notre action, mais ne renonçant pas aux efforts qu'elle nous impose (on songe parfois à Camus ou à Monod), il avait conclu la préface de L'incohérence universelle par ces quelques lignes qui ne manquent pas de grandeur (p. xiv-xv) :

Je termine ici cette Préface. Elle est sans doute mon dernier écrit. Sans regret, je m'assieds maintenant sur le talus de la route pour regarder passer ceux qui, l'oil fixé sur les lointains, vont ardents à la conquête. Je n'attends plus, ayant regardé le spectacle du monde, que la grande retraite.

La civilisation entre, une fois encore, dans une période troublée, une phase critique. Peut-être va-t-elle subir la plus ample et plus radicale crise de métamorphose qu'elle ait connue. Des convulsions sociales et nationales, de véritables séismes, seront le lot sans doute du prochain avenir. Les descendants immédiats et lointains de notre génération auront, s'il en est ainsi, une destinée assez rude. Selon le vou téméraire de Nietzsche, ils vivront dangereusement. Ils verront des choses d'un grand intérêt, que nous n'avons pas prévues, nos connaissances sociologiques n'étant pas assez profondes. Mais la place au spectacle sera d'un prix fabuleux. Les hommes de ma génération, accoutumés à des pièces et à des péripéties plus mesurées, n'ont guère de regrets de quitter le théâtre - ou le cirque - avant l'entrée des gladiateurs dans l'arène. Les jeux sanglants - ils en ont vu quelques-uns - même terminés par la mort du vaincu, n'excitent pas leur enthousiasme. Mais les goûts changent vite, d'une génération à l'autre. Peut-être nos successeurs nous plaindront-ils d'avoir vécu une vie si terne à leur jugement, et si peu dans leurs tendances. Elle eut pour nous quelque charme.

Mais qui sait ? Dans l'incohérence universelle surgissent parfois des cohérences particulières, localisées. Et les intuitions de 1908, publiées au moment où l'Abbaye de Henri-Martin Barzun et Georges Duhamel (visitée par Ezra Pound et Marinetti) ferme ses portes, intuitions devenues en 1938 celles, évoquées par Bachelard, d'une "électricité non-lippmanienne", trouvent-elles une confirmation inattendue dans des découvertes récentes comme celles de Robert Laughlin et Horst Störmer sur "l'effet Hall quantique fractionnaire", découvertes qui ont valu à ces chercheurs de  recevoir le prix Nobel de Physique!



[1] Paul Braffort : Science et Littérature; les deux cultures, dialogues et controverses pour l'an 2000. Diderot éditeur, 1998.
[2] - The fourth Dimension, Non Euclidean Geometry in Modern Art, Princeton University Press 1983
- Marcel Duchamp's The King and Queen surrounded by Swift Nudes (1912) and the Invisible World of Electrons. Electronic Book Review, n° 5+w (ebr). 
- Duchamp in Context Princeton University Press 1997.
[3] Histoire extraordinaire des électrons. Mercure de France, 75 (16 octobre 1908), 279-84.
[4] - Essai philosophique sur l'énergétique, La revue des idées, 4 (15 avril 1907), p.520
  - La théorie moléculaire et la science contemporaine, Mercure de France, 103 (1er juin 1913), 1913, p.520. [5] Cybernétique et physiologie généralisée. Actes du Ier Congrès International de Cybernétique, Gauthier-Villars, 1956, p.102.
[6] Je fais allusion ici au célèbre passage (Les Misérables, Quatrième partie, Livre troisième : La maison de la rue Plumet, III. « Foliis ac frondibus » : Qui donc peut calculer le trajet d'une molécule ? que savons-nous si des créations de monde ne sont point déterminées par des chutes de grains de sable ? J'ai remarqué avec plaisir que le très beau livre de Per Bak : How nature works, the science of self-organized criticality (Springer/Copernicus, 1996) avait choisi ce texte de Hugo comme exergue!
* Ajouté à la correction des épreuves : Matisse est né à Nevers le 25/01/1874 et mort à Paris le 23/12/1961.
[7] Notamment Les Sortilèges de l'esprit : Les Nuées changeantes, drame philosophique. Songe d'une nuit de printemps, dialogue philosophique. Le Bonheur, dialogue Philosophique,  Éditions du Nouveau monde, 1924.
[8] Il s'agit du Chapitre III de son livre La philosophie du non, essai d'une philosophie du nouvel esprit scientifique, Presses universitaires de France (Bibliothèque de philosophie contemporaine), 1949, p. 64.
[9] Gauthier-Villars, 1955, p.170.

 

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