Littératures / Critique et analyses

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Nabokov oulipien...

 

 

Le titre de cette contribution est volontairement paradoxal : Vladimir Nabokov, on le sait, était étranger à tout esprit "de groupe". Amené par les circonstances à fréquenter les cercles d'écrivains russes émigrés à Berlin et à Paris, puis le groupe "Mesures" à Paris, enfin Edmund Wilson et ses amis, aux Etats-Unis, il refusa toujours de se ranger dans une coterie ou de s'inscrire dans un courant esthétique ou politique : la publication de ses entretiens comme de sa correspondance en fait foi. Il voulait être et fut assurément un artiste unique dans le vingtième siècle littéraire. Aussi n'aurait-il pu en aucun cas être un "oulipien" stricto sensu.

Mais l'OuLiPo (Ouvroir de Littérature Potentielle) est lui-même un groupe fort singulier. Fondé en 1960 par François Le Lionnais et Raymond Queneau, il réunit des écrivains, mais aussi des scientifiques (notamment mathématiciens), qui s'intéressent à l'explicitation et à l'exploitation de contraintes en littérature : renouvellement et approfondissement de contraintes traditionnelles, qui remontent aux grands rhétoriqueurs et même au-delà, expérimentation de structures nouvelles qui exploitent des techniques empruntées à la Mathématique, à la Linguistique, voire à l'Informatique. L'Oulipo qui, chose remarquable, n'a connu depuis sa création ni scission ni exclusion, a joué un rôle important dans l'ouvre d'auteurs tels qu'Italo Calvino, Luc Etienne, Latis, Georges Perec, Jean Queval, etc... Ces quelques noms (parmi les vingt-huit oulipiens - vivants ou morts [1] ) manifestent la plus grande variété de talents (comme de langages : ceux d'Italo Calvino, de Harry Mathews et d'Oskar Pastior).

Nabokov n'a pas eu de rapport direct avec l'Oulipo. Bien que lecteur attentif du Scientific American et de la rubrique de Martin Gardner, il n'a probablement pas eu connaissance de la chronique consacrée par lui à l'OuLiPo en 1977 [2] . On sait qu'il rencontra Queneau à l'occasion d'un cocktail Gallimard; ils y parlèrent "de leurs fillettes". Mais il n'y eut, semble-t-il, pas d'autre contact direct avec un ou des oulipiens.

Nabokov, pourtant, éprouvait une grande admiration pour Queneau qu'il considérait comme le seul écrivain français contemporain digne d'intérêt (avec Robbe-Grillet). Dans l'un de ses entretiens (Intransigeances, p.188) il déclare, non sans malice : "Les Exercices de style de Queneau sont un chef-d'ouvre palpitant et en fait une des plus merveilleuses histoires de la littérature française."

De leur côté les oulipiens ont été et sont des lecteurs assidus de Nabokov (ce fut en particulier le cas de Georges Perec) mais ils ne se sont guère exprimés sur son ouvre. Une exception intéressante - et précoce - est le commentaire de Lolita par Calvino, commentaire inclus dans sa réponse à un questionnaire proposé aux écrivains italiens, en 1959, par la revue Nuovi Argomenti [3] , sur "la crise de la littérature", et dans lequel - en contraste avec bien des critiques de l'époque - il met en vedette la multiplicité des lectures possibles d'une ouvre qui était alors avant tout un objet de scandale. Le thème de la multiplicité est, on le sait, cher à Calvino qui en a fait le thème de la cinquième de ses Leçons américaines ("memos for the next millenium").

Oulipien de longue date, j'avais été frappé par une parenté profonde qui m'apparaissait - et que des relectures systématiques ne cessaient de confirmer - entre Calvino, Nabokov et Queneau. J'en avais fait le thème d'un exposé présenté en 1990 à l'Université de Chicago et, plus récemment (novembre-décembre 1992), d'un séminaire du Collège International de Philosophie. Mon propos, dans cette communication, est très spécifique : je voudrais montrer que l'ouvre de Nabokov utilise - avec un brio exceptionnel - des techniques d'écriture et systèmes de contraintes typiquement oulipiennes. C'est là, bien entendu, un des points de rapprochement avec Calvino et Queneau, sans être le seul : dans l'article de Martin Gardner sur l'OuLiPo, Nabokov est évoqué dès le premier paragraphe (avec James Joyce et Gertrude Stein). Dans un ouvrage collectif consacré à Calvino [4] , Warren Motte propose, sous le titre Telling Games, une analyse du Chateau des destins croisés dont l'exergue (Come on! Play! Invent the world!) est emprunté à Nabokov (Regarde, regarde les Arlequins! p.18). L'ouvrage de Christopher Nash : World-Games, the tradition of anti-realist revolt [5] - où l'ouvre de Calvino est largement citée s'ouvre sur un exergue qui est un fragment de Pale Fire. Bien entendu, d'autres oulipiens seront évoqués au cours de mon analyse de l'oulipisme nabokovien.

On comprendra, j'espère, qu'il ne s'agit là ni d'une tentative d'annexion abusive d'un grand écrivain ni d'un quelconque effort de promotion pour l'OuLiPo, mais plutôt d'un exercice de Littérature Comparée (ou, si l'on préfère, d'un fragment de journal intime!) [6] .

Bien qu'elles n'aient pas adopté l'aspect systématique d'un dictionnaire ou d'une encyclopédie , les publications oulipiennes [7] offrent un panorama assez complet des sytèmes de contraintes littéraires qui nous intéressent. Raymond Queneau, puis Marcel Benabou, se sont efforcés de présenter rationnellement l'ensemble de ces contraintes sous forme de tables : la "Table de Queneleïeff" [8] et le TOLLÉ (Table des Opérations Linguistiques et Littéraires Élémentaires) de Benabou [9] . Les deux dimensions de ces tables s'organisent selon la hiérarchie des objets linguistiques et littéraires (du graphème à l'hyperbibliothèque), d'une part, et selon la liste des opérations (déplacement, substitution, addition, soustraction, etc...) qui peuvent être effectuées aux divers niveaux, de l'autre. La première dimension s'ordonne naturellement selon la taille ou la complexité croissante des objets. C'est elle [10] qui me guidera dans mon échantillonnage.

Très averti de l'actualité scientifique et culturelle, mais n'en faisant pas étalage, Nabokov - qui connaissait bien Roman Jakobson - observe dans Pnine (p.867) que son héros préfère "ne pas franchir le seuil de l'amphitehéâtre prestigieux de la science linguistique contemporaine" dont il estime qu'elle ne pourrait servir qu'à "l'élaboration de dialectes ésotériques - basque basique et autres - qui ne seraient parlés que par certaines machines sophistiquées" [11] . Une opinion différente, notons-le, est cependant exprimée par Calvino dans La machine littérature [12] .

Dans l'échelle des objets linguistiques et littéraires, le graphème est à coup sûr l'élément de base. Nabokov ne l'ignore pas, lui qui indique (dans La transparence des choses, p.150) que

... Sur la page imprimée, il faudrait aussi mettre en italiques les mots "probable" et "réellement", légèrement du moins pour suggérer le léger souffle de vent qui incline ces caractères (dans le double sens de signe et de personnage). En fait nous dépendons des italiques plus encore que les auteurs de livres d'enfants qui recherchent la cocasserie.

La préoccupation typographique se propage aux "signes de ponctuation" : dans Le don, la biographie de Tchernychevski rédigée par le narrateur, un faux préparé par Kostamarov est minutieusement démasqué : ... pour ne prendre que le mot "je", ya qui, écrit en russe, a un peu la forme d'un déléature de correcteur d'épreuves). Dans les manuscrits authentiques de Tchernychevski, il se termine par un trait sortant droit et fort - et qui se courbe même un peu à droite -, tandis qu'ici, sur le faux, ce trait se courbe avec une désinvolture étrange à gauche, vers la tête, comme si le ya faisait le salut militaire(p. 339). Quelque lignes plus loin, la vie du détenu  est décrite comme "... une vie dont la description exige d'un écrivain une abondance de points de suspension..." (p.340). Le dernier paragraphe du roman (p.457) (texte en prose qui, déclare Nabokov, est "un poème qui parodie une stance d'Oneguine"),  affirme que "... pour le bon lecteur le point final n'est que virgule, en somme."

La transparence des choses est riche en évocations typographiques : dans sa jeunesse, le héros avait composé un poème qui commençait par "Bénis soient les points de suspension..." (p.40). Plus loin le narrateur remarque : "Nous avons montré notre besoin de guillemets ("réalité", "rêve"). Incontestablement, les signes dont Hugh Person constelle encore les marges des épreuves possèdent une valeur métaphysique ou zodiacale." (p.151)

Les chiffres du numéro de la chambre - "3 1 3" - où ils étaient logés avaient été, pour Hugh s'adressant à Armande, l'occasion d'une étrange humanisation : "Mnémoniquement, imagine-toi trois petites silhouettes vues de profil : un prisonnier qui passe, avec un gardien devant et un autre derrière." (p.155)

Inversement, dans Scènes de la vie d'un monstre double (in Mademoiselle O, p.208), le drame des frères siamois s'exprime avec efficacité par une projection alphabétique  (mais uniquement dans la version anglaise où H évoque "il" (he) et I "je"), passage qui donne, en traduction : "Puis, soudain, le H voyait un I, le deux en chiffre romains un un, les ciseaux, un couteau."

De tels raffinements sur la typographie et ses contraintes font évidemment songer, entre autres,   au Perec d'Alphabets [13]  et au Queval de , ; : ! ? !?! () [] [14] .

Le niveau immédiatement supérieur est celui de l'alphabet, un niveau que les oulipiens - et les précurseurs dont ils se réclament - ont largement investi (cf. le Guide des jeux d'esprit, de Jacques Bens [15] ). Georges Perec s'y est particulièrement illustré. Mais lorsque Victor, un personnage de Pnine, s'imagine être le fils d'un roi en exil qui s'exclame, indigné, (p.938) "Abdication! Un tiers de l'alphabet!" [ma traduction], on songe à Ulcérations!

Dans Les sours Vane (in L'extermination des tyrans, p.233), le narrateur s'efforce de trouver des acrostiches dans les Sonnets de Shakespeare et trouve, en effet  : fate (sonnet LXX), ATOM (sonnet CXX). Ce furtif épisode est destiné à mettre le lecteur en éveil afin qu'il découvre, à la fin de la nouvelle, la réapparition en acrostiche des deux sours. La cohérence de l'ouvre nabokovienne apparait alors : car dans Ada les sours Vane se manifestent à nouveau, dans un rêve du héros, Van Veen, comme une sorte de fusion d'Ada et de Lucette. Mais le lecteur attentif ne peut ignorer la véritable "ontologie alphabétique" qui accompagne Lucette :

- A deux reprises, dans le roman, elle se heurte, au cours d'une partie de scrabble à des difficultés (qui n'en sont pas pour le lecteur) et proteste avec véhémence contre les Buchstaben ("lettres", en allemand) qui l'empêchent d'avancer : REMLINK (p.191), STIRCOIL (p.316).

- Dans le rêve qui évoque les sours Vane, Van est assis sur le "talc" d'une plage (p.432). Mais quelques pages plus haut, il décrit la chevelure tentaclinging de Lucette et, à l'attention de la dactylo, précise "t, a, c, l," (p.411) [16] .

- Lucette, qui adressera une lettre à Van, avant de mourir, lui apporte une lettre d'Ada lorsqu'il réside à Voltemand Hall - et Voltemand est un personnage mineur de Hamlet (un messager!). C'est aussi le pseudonyme que choisit Van pour son livre Letters from Antiterra.

Le jeu des lettres prend parfois l'allure d'un défi au lecteur. C'est ainsi que, dans Feu pâle, Kinbote évoque les glissements lexicaux par substitution d'une lettre : dame-rame-râle-mâle, etc... - qu'il appelle "golf verbal". Il propose un jeu en cinq "trous" : "live" ... "dead", avec "lend" au milieu. Le lecteur peut s'assurer qu'un tel jeu est impossible en anglais [17] .

Anagrammes, monovocalismes, palindromes abondent (notamment dans Ada). On citera, bien entendu le miroir Krug/Gurk dans Brisure à senestre ("krug" étant, de plus, le mot russe pour "cercle" et "gurk(e)"  le mot allemand pour "concombre") ainsi que le canular du Saturday Evening Post, où Nabokov polémique avec Herbert Gould au sujet d'un poète, "Sam Fortuni" qui n'existe qu'en tant qu'anagramme de "most unfair" (Lettres choisies, p.404-406). Nabokov pratique d'ailleurs abondamment l'auto-anagramme, apparaissant ici et là, tel Hitchcock, en tant que personnage secondaire. Dans Roi, Dame, Valet, il est "Blavdak Vinomori", mais aussi "Vivian Badlook". Dans Lolita il est "Vivian Darkbloom" (dans la traduction russe - effectuée par Nabokov lui-même - il devient "Vivian Damor-Blok", en hommage à Alexandre?). Il apparaît dans Autres Rivages comme "Vivian Bloodmark", dans Ada comme "Baron Klim Avidov" et enfin dans La transparence des choses comme "Adam von Librikov".

A l'étage au-dessus nous trouvons évidemment les groupements de lettres, phonèmes et morphèmes. Tout comme le Perec des Voux [18] ,  Nabokov se régale d'homophonies. Mais avec lui la manipulation devient multilingue! On songe au "Tolstoï" de Rire dans la nuit que l'interlocutrice inculte interprète comme "doll's toy" (p.11). Ada regorge de jeux de mots quadrilingues (anglais-russe-français-allemand). Dans La transparence des choses, nous trouvons un "je t'aime" russe qui devient "yellow blue tibia" (p.78); les "couloir" et les "arêtes" chers aux skieurs sont pour les jumeaux anglais, des "cool wars" et des "ah rates"(p.145).

Dans son introduction à la dernière édition de Brisure à Senestre, Nabokov précise : La paronomase est une sorte de peste verbale, une maladie contagieuse dans le monde des mots et comment s'étonner qu'ils soient en proie à de monstrueuses et ineptes déformations dans Padukgrad où tout être n'est jamais que l'anagramme de quelqu'un d'autre. Le livre foisonne de distorsions stylistiques, tels que des jeux de mots mâtinés d'anagrammes, ... ; ou ce sont des néologismes suggestifs, ... des parodies de clichés narratifs ... ; des contrepèteries...; et, bien entendu, l'hybridation des langues." (p.12)

C'est là un programme très oulipien, qui se réalise pleinement dans l'ouvre - et surtout dans l'ouvre américaine - de Nabokov. On notera, dans La transparence des choses (p.120), un "Il y a loin de Condom en Gascogne à Montcuq en Quercy" [19] que Luc Etienne [20] ou François Caradec [21] ne désavoueraient pas. Plus loin "Il pleut à Wittenberg, mais non à Wittgenstein"  (p.148) est aussi des plus plaisant.

On passe naturellement de la manipulation des morphèmes à celle des mots ou même des syntagmes. Je me limiterai ici à trois exemples :

            (1) La construction d'un texte comme concaténation de titres d'ouvrages (d'ailleurs imaginaires). Il s'agit, bien entendu, dans Brisure à Senestre, de l'injonction familière aux usagers des chemins de fer : "Ne tirez pas la chasse lorsque le train, etc..." (p.46). Le critique italien Cesare Segre, qui consacre le chapitre 9 de son livre Teatro e romanzo : due tipi di communicazione letteraria [22] au Calvino de Si par une nuit d'hiver... observe (p.169) qu'une procédure voisine est à l'ouvre dans le chapitre XI (avant-dernier) de ce roman, lorsque le lecteur dresse la liste des titres des dix romans interrompus, puis lui ajoute "demande-t-il, anxieux d'entendre le récit" et constate que cette liste augmentée forme un  nouveau texte - qui pourrait bien être le début d'un onzième roman [23] .

            (2) La fabrication d'un poème comme "chimère" de deux poèmes "réels". Il s'agit d'Ada,  riche en poèmes rapportés - et en particulier de poèmes français, où l'on trouve :

Mon enfant, ma sour,
Songe à l'épaisseur
Du grand chêne à Tagne;
Songe à la montagne,
Songe à la douceur -

Le concept de "chimère" est fort ancien. Il a été systématisé dans les années 60 (dans un texte publié en 1973) par François Le Lionnais, puis a donné lieu à une application poétique en 1981 avec les "Rimbaudelaires" de Pierre Lusson et Jacques Roubaud [24] . Nabokov nous offre donc ici un superbe "Chateaudelaire" et, pour faciliter le travail du lecteur anglophone,  fait apparaître ce fragment (récité par Ada?) après une allusion à un entomologiste supposé : Chateaubriand (Charles). Vivian Darkbloom, dans ses Notes to Ada (publiées en appendice des versions anglo-saxonnes du roman), utilise aussi la métaphore de l'hybride (p.466) :

"Ada qui aimait croiser les orchidées: elle croise ici deux auteurs français"

            (3) L'idée de "brazzle", jeu d'esprit que le narrateur (biologiste nonagénaire) décrit dans Le temps et le reflux (in Mademoiselle O, p.195) comme "... l'opération qui consiste à retrouver le nom d'une ville asiatique ou le titre d'un roman espagnol dans un dédale de syllabes embrouillées sur la dernière page de la gazette du soir..."

Le domaine de la prosodie est, sur l'échelle des structures linguistiques et littéraires, un lieu de passage privilégié entre le niveau des "fragments" tels que morphèmes, syllabes, etc.., celui des mots, des syntagmes et d'objets plus grands : hémistiches et vers. Ce domaine est aussi le lieu d'une passion de Nabokov, passion qu'il manifeste par l'écriture (de poèmes en russe et en anglais), par la traduction et par l'analyse critique. Un accomplissement essentiel de cette passion est la traduction en anglais d'Eugène Onéguine et l'élaboration d'un immense appareil critique accompagnant la traduction. Le travail, entrepris en 1952, fut achevé en 1958 et publié en 1964 (en quatre fort volumes). Deux fragments de l'appareil critique furent publiés séparément sous le titre Notes on Prosody and Abram Gannibal. Le premier, remarquable à bien des égards, manifeste une profonde intelligence du génie de la poésie française. Car bien que le contexte (traduction de Pouchkine en anglais) orienterait naturellement l'auteur  vers l'étude des tétramètres et pentamètres iambiques, il déclare (p.5) que

"... le meilleur représentant de la prosodie syllabique en ce qui concerne la délicatesse et la complexité de modulation est certainement l'alexandrin français."

Une telle déclaration ne peut être que chère au Queneau de La petite cosmogonie portative [25] comme au Roubaud de La vieillesse d'Alexandre [26] . Et lorsque, énumérant les contraintes plus spécifiques que la prosodie nous impose, il offre comme premier exemple (p.6) :

            (1) Le e muet: l'action réciproque entre la valeur théorique ou la valeur générique du  e muet non élidé  (qui n'est jamais perçu comme élément sémique plein, contrairement aux autres voyelles du vers) et sa valeur réelle ou spécifique dans un vers donné. Le nombre de tels éléments sémiques incomplets et leur distribution permet des  variations à l'infini de mélodie, en conjonction avec l'effect neutralisateur des apocopes en tout endroit du vers, Nabokov anticipe les travaux récents de Jacques Jouet et Jacques Roubaud, travaux qui ont permis d'expliciter les différentes configurations licites de e muets non élidés dans les alexandrins - il y en a 64 - et d'en déduire de nouvelles règles de poésie [27] . On ne s'étonnera donc pas de trouver dans Ada (p.193) une citation de François Coppée (?) :

'Lorsque son fi-ancé fut parti pour la guerre
Irène de Grandfief, la pauvre et noble enfant
Ferma son pi-ano ... vendit son éléphant'

attirant l'attention sur un type de diérèse auquel  Jacques Roubaud s'intéresse aussi.

Une autre manifestation de "voisinage" entre Nabokov et l'auteur de e [28] apparait dans Le don, lorsque le Chapitre quatre se trouve inséré entre deux poèmes curieusement qualififés de "sonnets" : le premier constitué de deux tercets et le second de deux quatrains attribués à un certain F. V.....sky, poème publié dans Le Siècle (1909, novembre) et que Fiodor (ou Nabokov) décrit comme un "... sonnet médiocre mais étrange et que nous donnons ici intégralement (sic)" Rappelons que, dans une critique d'un ouvrage du poète mineur Vladimir Doukelsky (composé de 250 sonnets), Nabokov déclarait (à la fin des années 20) : "J'ai eu l'occasion de voir des sonnets mille-pattes, des sonnets de dix vers, des sonnets écrits en hexamètres ... Les auteurs de ces productions originales étaient le plus souvent des dames ou de très jeunes lycéens." [29]

En 1971, Nabokov publiait un choix de 39 poèmes russes et de 14 poèmes anglais sous le titre Poems and Problems (car les 53 poèmes étaient suivis de 18 problèmes d'échecs). Le goût et le talent de Nabokov pour les échecs le rapprochent évidemment d'oulipiens tels que François Le Lionnais, Marcel Duchamp, Raymond Queneau et Claude Berge [30] , mais aussi de Georges Perec et Jacques Roubaud qui rédigèrent - avec Pierre Lusson - un Petit traité invitant à l'art subtil du go [31] . Il faut souligner ici la présence, chez tous ces créateurs, d'une sorte de jubilation combinatoire, celle que John Shade exprime si bien dans Feu pâle (v. 971-974, p. 61), et qui va bien au-delà d'une passion échiquéenne :

... Je crois comprendre
L'existence, ou du moins une très faible part
De ma propre existence, uniquement à travers mon art
En termes de combinaisons délectables

Dans le second des entretiens publiés dans Intransigeances , VN avoue  (p.26) [32] : "... Pourquoi ai-je écrit aucun de mes livres, après tout? Pour l'amour du plaisir, pour l'amour de la difficulté. Je n'ai pas d'objectif social, pas de message moral; je n'ai pas d'idées générales à exploiter mais j'aime seulement composer des énigmes possédant d'élégantes solutions." Et lorsqu'il décrit ses créations littéraires comme des "exercices de style belliqueux et pleins d'entrain", il se rapproche évidemment de Raymond Queneau. Les possibilités combinatoires presque infinies de lecture pour Feu Pâle (lecture directe, passage par les notes, visites de l'index, etc...) évoquent nécessairement le Château des destins croisés [33] , les Cent mille milliards de poèmes [34] ou e.

Au-delà de la combinatoire des signes, des lettres, des mots, des syntagmes, on rencontre le tissu complexe des liens anaphoriques, des transductions rhétoriques, l'articulation des significations, l'expression d'un contenu. Dans Le second manifeste [35] , François Le Lionnais rappelait l'intérêt des oulipiens pour la définition et la mise en ouvre de contraintes "sémantiques". Les exemples proprement oulipiens sont peu nombreux (on notera cependant certains aspects du "cahier des charges" de La vie mode d'emploi ou de Si par une nuit d'hiver un voyageur). Nabokov n'a pas manqué d'exploiter ce type de contrainte. Déjà dans son introduction à la traduction anglaise de Tyazhyolyy dym (une nouvelle reprise dans Une beauté russe sous le titre Nonchalante fumée), il écrivait : "Les amateurs de friandises biographiques doivent être avertis de ce que mon plus grand délice en composant tout cela fut d'inventer des assortiments impitoyables  d'exilés qui par leur personnalité, leur classe, leur apparence extérieure et ainsi de suite étaient absolument dissemblables aux Nabokov."

Regarde, regarde les Arlequins! - son dernier roman - pousse le procédé antinomique jusqu'à son paroxysme. C'est la vie et l'ouvre de Vladimir Vladimorivitch lui-même qui est transposée (le plus souvent en négatif) dans la vie et l'ouvre de Vadim Vadimovitch. Antithèse ou parodie, la liste des "autres ouvrages du narrateur", la transposition de la problématique du temps (Ada) en celle de l'espace, la reprise et l'inversion des thèmes d'Autres rivages, etc... Seule rencontre entre LATH et Autres rivages - mais la rencontre est décisive - ce "tu" qui nous demeurera caché mais qui désigne évidemment Véra Nabokov [36] .

S'ajoutant aux procédés d'auto-parodie et d'auto-citation, l'exploitation d'allusions littéraires plus ou moins dissimulées dans toute l'ouvre nabokovienne fait penser à Benabou, Fournel, Jouet, Queneau et, bien entendu, à La vie mode d'emploi [37] . De ce point de vue Ada établit une sorte de record, véritable Lagarde et Michard  potentiel, avec l'évocation de Baudelaire, Chateau-briand, Coppée, Cyrano de Bergerac, Flaubert, Maupassant, Pascal, Proust, Racan, Racine, Rimbaud, Rousseau, Mlle de Scudery, la comtesse de Ségur, Verlaine, Jules Verne,  etc...

A ce niveau élevé de l'échelle des objets linguistico-littéraires, on multiplierait aisément les couples oulipo-nabokoviens, car les oulipiens ne peuvent que souscrire à une profession de foi comme celle-ci (Intransigeances, p.128) : "Quand je compose mes textes, mon seul objectif est justement de composer ces textes. Je travaille longtemps, je peine sur un ensemble de mots jusqu'à ce que je parvienne à une pleine possession et à un plaisir complet. Si le lecteur doit peiner à son tour, tant mieux. L'art est difficile. L'art facile, c'est ce qu'on voit dans les expositions modernes de choses et de graffiti."

Dans ses entretiens Nabokov déclare aussi (p.84) [38] :  "... ce que j'aimerais, en finissant un livre de moi, c'est sentir que son univers s'éloigne et s'arrête quelque part, là-bas, suspendu au loin comme un tableau dans un tableau : L'Atelier de l'Artiste de Van Bock." Mais cet "atelier de l'artiste", pour Perec et pour nous tous, c'est évidemment, au meilleur sens du terme, un Cabinet d'amateur.

 

Complément bibliographique

Dans l'attente d'une édition des ouvres complètes de Nabokov en traduction française, et en raison de la multiplicité des éditions - et même des versions - disponibles (certaines n'existent encore que dans la version anglaise), je donne ci-après, dans l'ordre où ils sont cités, les références des ouvrages que j'ai utilisés et pour lesquels la pagination des citations est valide :

Intransigeances
(trad. Vladimir Sikorski)
Julliard, 1973
Regarde, regarde les Arlequins
(trad. Jean-Bernard Blandenier)
Gayard, 1978
Pnine
(trad. Michel Chrestien) 
Gallimard, 1962
La transparence des choses
(trad. D.Harper et Jean-Bernard Blandenier) 
Fayard ,1979
Le don
(trad. Raymond Girard)
Gallimard, 1967
Mademoiselle O
(trad. Maurice et Yvonne Couturier)
Julliard, 1982
L'extermination des tyrans
(trad. Gérard-Henri Durand)
Julliard, 1977
Ada (trad. Gilles Chahine)
Fayard, 1975
Feu pâle
(trad. Raymond Girard et Maurice-Edgar Coindreau) 
Gallimard, 1965
Lettres choisies
(trad. Christine Raguet-Bouvart),
Gallimard, 1992
Rire dans la nuit (Chambre obscure)
(trad. Christine Raguet-Bouvart)
Grasset, 1992
Brisure à senestre
(trad. Gérard-Henri Durand) 
Julliard, 1978
Notes on prosody
Bollingen Foundation,
Princeton University Press, 1964
Une beauté russe
(trad. Gérard-Henri Durand)
Julliard, 1980



[1] Noël Arnaud, Marcel Benabou, Jacques Bens, Claude Berge, André Blavier, Paul Braffort, Italo Calvino, François Caradec, Ross Chambers, Stanley Chapman, Marcel Duchamp, Jacques Duchateau, Luc Etienne, Paul Fournel, Jacques Jouet, Latis, François Le Lionnais, Jean Lescure, Hervé Le Tellier, Harry Mathews, Michèle Métail, Oskar Pastior, Georges Perec, Raymond Queneau, Jean Queval, Pierre Rosenstiehl, Jacques Roubaud, Albert-Marie Schmidt.

[2] Chronique reproduite (avec une suite) dans Penrose tiles to trapdoor ciphers, Freeman 1989, pp. 79 et 95.

[3] N° 38-39, Mai - Août 1959

[4] Franco Ricci (ed.) Calvino revisited, Dove House Editions, 1989, p.117.

[5] Methuen, 1987.

[6] Les références aux ouvrages de Nabokov sont relatives aux éditions françaises, lorsqu'elles existent. La pagination  correspond à l'édition citée in fine dans le "Complément bibliographique".

[7] Oulipo La littérature potentielle (Créations, Re-créations, Récréations) , Gallimard 1973.
Oulipo Atlas de littérature potentielle, Gallimard 1981, 1988.
On consultera aussi avec profit les textes de la Bibliothèque Oulipienne, dont les 52 premiers numéros ont été rassemblés en trois volumes, Seghers 1990.

[8] "Classification des travaux de l'OuLiPo", in Atlas de littérature potentielle, p.73.

[9] "La règle et la contrainte", Pratiques n°39, Octobre 1983, p.101.

[10] On notera peut-être sans déplaisir qu'une classification naturelle des objets linguistiques et littéraires offre une hiérarchie de douze niveaux, tout comme celle des objets de la physique moderne - des quarks aux amas de galaxies!

[11] J'ai modifié ici la traduction de Michel Chrestien, qui n'a pas ma "précision absolue" souhaitée par Nabokov.

[12] Seuil, 1984.

[13] Galilée, 1976.

[14] Bibliothèque oulipienne n°24, 1984.

[15] Albin Michel, 1967.

[16] Nous nous trouvons ici en présence d'une difficulté qui n'est malheureusement pas unique : la traduction française (pourtant revue par Nabokov) a choisi d'épeler "t, e, n, t", ce qui fait disparaître l'allusion. Mais déjà, dans Les sours Vane, la traduction, par ailleurs excellente, de Gérard-Henry Durand ne laissait subsister que le dernier mot de l'acrostiche! Dans sa traduction des Lettres choisies (p.161-162), Christine Raguet-Bouvart a très brillamment comblé cette lacune.

[17] cf. Christine Raguet-Bouvart : Sens et essence du texte de Vladimir Nabokov in Ecriture et modernité n°15 1992, p.43. Dans un interview à P. Dommergues, Nabokov déclare qu'il faut onze trous pour passer de "eau" à "vin". Il me semble que trois suffisent : eau-tau-tan-tin-vin!

[18] Seuil, 1989.

[19] Là encore l'original "Pussy in Savoie" est préférable à "Moncuq en Quercy", mais demeurerait obscur pour le non-anglophone (ou le chaste anglophone).

[20] L'art du contrepet, Jean-Jacques Pauvert 1957, 1971; Livre de poche n°3392.

[21] Un coup de fil peut sauver une vie in Veuillez trouver ci-inclus, Bibliothèque Oulipienne n°49, p.276.

[22] Einaudi, 1984, pp.133-173.

[23] Dans le même travail, Segre rapporte une suggestion de Giuliana Nuvoli relative à un rapprochement possible entre Flannery, personnage central (au sens géométrique) du roman, et Mr R., le personnage (romancier) de  La transparence des choses.

[24] Il s'agit de poèmes formés avec le "squelette" du Dormeur du val, mais où les mots "pleins" (substantifs, adjectifs, verbes) sont empruntés au vocabulaire de Baudelaire. L'Atelier de Littérature Assistée par la Mathématique et les ordinateurs (ALAMO) en propose une réalisation informatique, dans son programme de démonstration.

[25] Gallimard, 1950.

[26] Maspero, collection Action Poétique 1978.

[27] Bibliothèque Oulipienne n° 1993.

[28] Gallimard 1967.

[29] in Andrew Field, Nabokov, his Life in Art, Little, Brown & Co 1967, p.253.

[30] Cf. dans ce même numéro notre communication intitulée La défense Sirine.

[31] Christian Bourgois, 1969.

[32] J'ai du revoir ici la traduction de Vladimir Sikorsky qui -elle aussi - manque de précision et, du coup, nous prive du plaisir d'une transparente allusion à Raymond Roussel (et, par anticipation, à Marcel Benabou!)

[33] Seuil 1976.

[34] Gallimard 1961.

[35] Oulipo La littérature potentielle, loc. cit., p.20.

[36] Jacques Roubaud a attiré mon attention sur cet aspect de l'art nabokovien, bien mis en lumière par Brian Boyd, dans le volume II de son excellente biographie.

[37] Hachette 1978.

[38] Même remarque qu'en 32.

 

Littératures / Critique et analyses

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Paul Braffort © 2002
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