Littératures / Critique et analyses

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Sciences et Techniques, Arts et Littératures :
quelques unions européennes [1]


Italiens, Anglais, Allemands, Espagnols, Polonais, Russes, Suédois, Portugais., vous êtes tous mes frères, tous mes amis, tous également braves et vertueux.
Marquis de Caraccioli [2]

 

 

Etant donnés : 1) Leonardo da Vinci, 2) Marcel Duchamp,

ébaucher une cartographie significative, un réseau de lignes d'univers unissant quelques uns de ces tourbillons de culture qui, au delà des débats, des conflits et d'inoubliables horreurs, un réseau apportant le témoignage d'une unité profonde de l'Europe, et qui explique ainsi la séduction maintenue du modèle qu'elle fournit encore au monde. 

La phrase qui complète le titre de cette section pourrait être l'énoncé d'un devoir de vacances (devoir qu'il est particulièrement agréable d'accomplir lorsqu'on se trouve précisément à des milliers de kilomètres de l'Europe, au cour de cette culture qui nous semble souvent envahissante, mais qui fut aussi celle d'un Edgar Poe, d'un Henri Adams. et d'un Marcel Duchamp.)

Evoquer le couple Vinci-Duchamp, c'est évidemment faire surgir, une fois de plus, l'image de la Joconde et se souvenir des avatars qu'elle connut, longtemps après Vinci, sur l'initiative iconoclaste de Duchamp. Mais la première "ligne d'univers" que je trace ici, entre ces deux génies : [Italie-France, seizième siècle / ], se propose de véhiculer d'autres rapprochements, plus féconds, et d'induire d'autres champs de forces, épistémologiques autant qu'artistiques plus pertinents que ceux qu'évoquerait la (trop) célèbre formule : L.H.O.O.Q. Je voudrais pour cela mettre ici l'accent sur la rencontre remarquable de deux images : un dessin de Vinci qui semble attester de l'invention étonnamment précoce de la bicyclette et l'esquisse intitulée par Duchamp L'apprenti dans le soleil.

                              


   

                                           Fig.1                                                           Fig.2

Cette rencontre manifeste leur passion commune pour les "montages", les associations de mécanismes et, plus généralement, pour les systèmes articulés. A tout instant, nous rencontrons chez ces auteurs d'étranges machines : projets d'ingénieur chez Vinci (on songe aux machines volantes, aux sous-marins), assemblages fantastiques chez Duchamp (tels la broyeuse de chocolat qui forme l'un des constituants de la fameuse mariée mise à nu par ses célibataires, même). On notera aussi la rencontre "hydraulique" entre les tourbillons de Vinci et la chute d'eau de Duchamp. Tout comme Leonardo avec ses "cahiers" (que Valéry commentera), Duchamp a rédigé des notes abondantes, parfois énigmatiques, touchant à divers domaines de la connaissance : algèbre, probabilités, physique, technologie : toute une physique et une technologie "amusantes" qui évoquent assez mystérieusement, avant le gaz d'éclairage, l'électricité en large.

On peut estimer que les "boites" (verte, blanche) soigneusement assemblées de Duchamp qui, comme les cahiers de Leonardo, associent dessins, schémas, formules et textes, annoncent une culture, des modes de connaissance nouveaux. On peut même poursuivre un peu plus loin l'analogie en observant que les "inventions" de Leonardo da Vinci ne se matérialisèrent que longtemps après sa mort. Peut-être en sera-t-il de même pour les visions et rêveries de Marcel Duchamp.

Après le segment initial "Leonardo-Duchamp", ma deuxième "ligne d'univers" est, en quelque sorte, orthogonale à la première : il s'agit du segment Leonardo Sinisgalli - Jean Froissard : [Italie, vingtième siècle< / France-Angleterre-Italie, quatorzième siècle]. Le rapprochement, encore une fois, sera celui de deux écrivains qui étaient aussi fascinés par les machines, les techniques et la science.

            Chroniqueur de son état et clerc de formation, Jean Froissart (1333-1404), imprégné de culture courtoise, s'inscrit bien dans la culture littéraire de son temps. Comme bien d'autres écrivains et artistes européens, Froissart sert successivement plusieurs maîtres.  Entre 1361 et 1369, il est en Angleterre, au service de Philippa de Hainaut (épouse d'Edouard III). Puis il revient sur le continent, à Valenciennes, devient prêtre, à Mons, puis chanoine de Chimay. il écrit de nombreux textes narratifs ou didactiques selon le modèle qui, depuis le Roman de la Rose, est devenu standard. Un de ses " dits ", l'Orloge Amoureus, est particulièrement significatif d'un changement d'orientation qui correspond aux préoccupations nouvelles des créateurs. Certes il s'inscrit dans la tradition courtoise, mais il marque un véritable tournant "technologique" : il n'est plus cité aujourd'hui que par des ouvrages sur l'histoire de l'horlogerie alors que les anthologies de poétiques l'ignorent!

Car au 14ème siècle l'allégorie ne se développe plus seule et avec Froissart, s'intègre dans la réalité économique et sociale en s'inspirant de la réalité concrète : celle de l'horloge mécanique. Dans son Orloge Amoureus, Froissart s'intéresse davantage au mécanisme de l'horloge mécanique et sonnante qu'à son histoire d'amour. Chroniqueur autant que poète, il ne pouvait  en effet rester indifférent à l'innovation technologique. Il est probable d'ailleurs que, lors de son passage à Paris en avril 1368, il rencontra Henri de Vic qui construisait l'horloge du palais royal commandée par Charles V et qu'il se fit expliquer en détail le fonctionnement du mécanisme.

A l'autre extrémité du deuxième segment que je trace ici se trouve Leonardo Sinisgalli (1904-1981). Né à Montemurro, dans une famille modeste, il se révéla un élève brillant dans toutes les matières, notamment en mathématiques qui le passionnent tout comme la littérature et la peinture. Malgré l'insistance d'Enrico Fermi il renonce à la science, opte pour un diplôme d'ingénieur et découvre Blake, Lautréamont, et Valéry. Après s'être installé à Milan, en 1936, il poursuit une double carrière d'écrivain, traducteur, poète, dessinateur et philosophe, et de technicien, publiciste (chez Olivetti, puis l'AGIP et Alitalia). Il fonde à Rome, en février 1953, la revue Civiltà delle macchine, publiée par la Finmecchanica, rencontre Borges, Klee, Stravinsky, Michaux, etc..

Poète inspiré par la Mathématique (un de ses recueils est intitulé Furor Mathematicus un autre Archimede), il est fasciné, lui aussi, par les mécanismes (comme le montre le titre même de la revue au'il a fondée), et il en chérit les images comme le montrent respectivement ce texte [3] :

En ce temps-là j'eus entre les mains des instruments de mesure parfaits, et, à tant d'années de distance, il me vient ce soir à l'esprit une observation dont la valeur excède peut-être la simple physique, et qui peut éclairer une zone d'intérêts plus vaste : les instruments de mesure les plus précis et les plus sensibles sont d'une extrême mobilité. C'est ainsi que j'en suis venu, accidentellement, à en savoir peut-être davantage sur les machines, leur charpente, leurs ligatures, sur leur façon de digérer le feu très vite, que sur mon propre corps. Moi qui ignore la nature des humeurs, des muscles, des os, je sais reconnaître avec une certaine clarté le degré de viscosité d'une huile lubrifiante, et je connais la loi qui régit la sympathie des cristaux de carbone avec les cristaux de fer dans un alliage donné.. Et, un jour, lorsque j'appris que ces matériaux vieillissent comme notre sang, et qu'à l'aide de bains spéciaux on peut réussir à en retarder l'ultime désagrégation et les faire tout bonnement revenir, j'en restai tout à la fois émerveillé et satisfait. Chez nous, les machines n'ont jamais suscité plus d'étonnement qu'un arbre ou une vache. Je me suis convaincu, à force de les regarder, qu'il est inutile de chercher dans leur structure des rythmes définis, comme une prosodie, une métrique. Les règles qui les déterminent sont des règles peu visibles, comme sont les lois de la prose. nous avons regardé s'animer les machines à notre image, comme si elles étaient faites à notre ressemblance, et nous en avons conclu que cette animation n'avait que très peu à voir avec la hiérarchie des choses inanimées. Mais pensez un peu au fait que n'importe quel stimulus accidentel, dans une machine, peut provoquer des désastres : celles-ci ne jouissent pas de l'insensibilité de l'azur et des pierres, pas plus qu'elles n'ont la frénésie d'une chatte. Malgré tout, sans leur chercher des attributs divins, je me suis complu à les regarder, tantôt de face, tantôt de profil, à les casser, à les démonter - ces stupides machines.

Les deux segments que je viens d'invoquer témoignent de la permanence, au cours de l'histoire de la culture européenne, d'une solidarité des disciplines, le goût et le talent pour les sciences et les techniques allant de pair avec ceux qui régissent les lettres et les arts. Ce premier hyper-rectangle dans l'espace-temps n'est que l'esquisse d'un cheminement aux nombreux zigzags, d'un tracé de figures, étoiles ou labyrinthes d'où partiront aussi de multiples rayonnements vers l'Amérique et vers l'Asie.

 

Fêtons, plutôt qu'un millénaire, l'Annus Mirabilis

 

Chicago : cité
Bâtie sur une vis !
Cité électro-dynamo-mécanique !
Façonnée en spirale, -
Sur un disque d'acier, -
Chaque fois qu'une heure sonne,
Se retournant !
Cinq mille gratte-ciel, -
Soleils de granit !
Les Places, -
Hautes d'un mille, elles galopent jusqu'aux cieux,
Grouillantes de millions d'hommes,
Tissées de haussières d'acier,
Broadways volants...
 
Vladimir Maïakovski [4]

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Un spectre hante l'Europe : celui de la Modernité. Ce mot évoque, pour le public, les progrès de la science et de la technologie Pour les historiens de la culture il désigne aussi cette flèche étincelante partie de la Nouvelle Angleterre avec Edgar Poe, qui a touché l'Europe de Baudelaire puis de Mallarmé, a ranimé les cendres du Symbolisme pour illuminer la France de l'Abbaye de Créteil et son Unanimisme, l'Italie et la Russie du Futurisme, la Suisse de Zürich et de Dada, l'Allemagne de Max Ernst et Kurt Schwitters (l'Espagne et le Portugal de l'Ultraïsme) . pour frapper en retour, avec Marcel Duchamp, le New York de l'Armory Show. Cette Europe de la Modernité voit se rejoindre, souvent, les domaines de l'Art et ceux de la Science. Mais l'étincelle qui l'animait est-elle encore vivante ? L'unité culturelle que l'Europe a connue a-t-elle survécu aux deux guerres mondiales ? Les "deux cultures" évoquées par C.P.Snow, un instant réunies, ne sont-elles pas à nouveau disjointes ?

Un historien américain, Martin Malia [5] , soutient que notre "petit" XXe siècle commence en 1914, avec la première guerre mondiale et s'achève en 1991 avec l'effondrement de l'Union Soviétique. Il commence en effet par ce "suicide de l'Europe", qu'ont décrit Jules Romains, Georges Duhamel, Maurice Genevoix et tant d'autres Français ou Européens. L'optimisme d'un Jules Verne ou d'un Wells cède devant le désastre et c'est au contraire un "catastrophisme" à la Witkiewicz qui s'imposera de plus en plus souvent. Pourtant, avant que la première guerre mondiale n'éclate, des bouleversements s'étaient produits presque simultanément dans toute l'Europe, qui intéressaient la totalité des domaines de la culture. Au moment même où la physique, avec Planck en 1900, Einstein en 1905, (mais aussi la biologie, la psychologie, la sociologie) connaissait des bouleversements sans frontières, on assiste a une véritable explosion créatrice, une floraison que la première guerre mondiale viendra flétrir inexorablement. Car sur les versants artistique et littéraire de la culture(où la fin du siècle précédent avait vu l'essor d'un certain nombre d'écoles littéraires et artistiques) le siècle nouveau voit se multiplier les mouvements, les groupes, les "ismes". Après la culture des Lumières, naissait ainsi une culture "supralumineuse".

Une particularité intéressante de ce foisonnement, c'est que, dès le début, le développement des sciences et des techniques y joue un rôle non négligeable.. Cette floraison multidisciplinaire est admirablement décrite par William Everdale dans son ouvrage The First Moderns [6] . Le dixième chapitre du livre a pour titreAnnus mirabilis: Vienne, Paris and St. Petersburg, 1913. L'année 1913, en effet est exceptionnelle à tous égards. Elle se situe entre l'essor du futurisme et celui de Dada et constitue une sorte d'acmé de la modernité. La créativité s'y manifeste dans tous les domaines de la science, des lettres et des arts, et dans toute l'Europe. L'Amérique elle-même entre en scène avec éclat. Aussi n'est-il sans doute pas inutile de présenter un échantillon des événements significatifs de cette année miraculeuse en complétant la liste proposée par Everdell.

- Les futuristes italiens sont à l'apogée de leur inspiration. Marinetti publie L'imagination sans fil et Les mots en liberté. Ses amis peintres, Carlo Carrà (Simultanéité-femme au balcon), Umberto Boccioni (Dynamisme d'un cycliste), Luigi Russolo (Les maisons continuent dans le ciel) témoignent de leur maîtrise. C'est toujours en 1913 que Boccioni, qui est aussi sculpteur, donne Uniques formes de la continuité dans l'espace. Russolo,  devenu compositeur, remporte un succès de scandale lors d'un concert donné le 9 mars et publie L'art des bruits dont les innovations seront reprises par Edgar Varese, Pierre Schaeffer, John Cage, etc..

- C'est en 1913 que le futurisme russe, qui, nous l'avons vu, n'a vraiment débuté qu'en 1912, donne quelques unes de ses ouvres majeures : Le mot en tant que tel, et Jeu en enfer, de A. Kroutchonyk et V. Khlebnikov, avec des dessins de K. Malévitch et O. Rozanova. A l'occasion d'une exposition de ses tableaux, Larionov publie son Manifeste rayonniste. Eric Satie compose, en 1913, Croquis et agaceries d'un gros bonhomme en bois, Chapitres tournés en tous sens, Descriptions automatiques, etc.. A Paris Serge Diaghilev présente deux ballets avec une chorégraphie de Nijinsky : Jeux, de Debussy et Le sacre du printemps, de Stravinsky (le 29 mai). Le 1er novembre, Alexandre Scriabine donne Prométhée, cette symphonie singulière où les couleurs elles-mêmes font partie de la partition et seront partie prenante de l'instrumentation.

- Apollinaire concrétise sa double activité de poète et de critique en publiant Alcools et Les peintres cubistes. C'est en 1913 que parait La Prose du Transsibérien et de la Petite jeanne de France, poème de Cendrars et couleurs de Sonia Delaunay, dont la dont la bande porte la mention  : "Premier Livre Simultané".

- Tandis qu'en Russie des auteurs tels qu'Anna Akhmatova, Iossip Mandelstam, Alexander Blok et André Biely se font connaître, un nouveau courant, le "Vorticisme" se développe en Angleterre autour du poète américain Ezra Pound, avec Robert Frost, W. B. Yeats, William Carlos Williams, D. H. Lawrence (qui publie en 1913 Sons and Lovers), tandis que James Joyce publie, la même année, Portrait of the Artist as a Young Man).

- 1913 est aussi l'année de la parution du premier roman de Franz Kafka, Amerika et de la thèse de Robert Musil : Pour une évaluation des doctrines de Mach qui abandonne alors la Philosophie des Sciences. On remarquera que l'action de L'homme sans qualités, rédigé à partir de 1930, se situe précisément en 1913.

- Les créateurs polonais ne sont pas inactifs : Léon Chwistek vient à Paris pour étudier la Mathématique et la Physique, mais il fait aussi la connaissance de Gleizes, Metzinger et Duchamp. Son ami d'enfance, Stanislaw Witkacy présente sa première exposition à Cracovie.

- C'est l'année où paraissent le dernier volume des Principia Mathematica, de Russel et Whitehead, ainsi que Intuitionism and Formalism de L.E.J. Brouwer, tout comme l'ouvrage posthume d'Henri Poincaré : Dernières pensées, avec le texte intitulé Les rapports de la Matière et de l'Ether. Le 26 mars, Paul Langevin donne à la Société française de Physique, une conférence intitulée L'inertie de l'énergie et ses conséquences. Einstein en présente la théorie relativiste de la gravitation. Simultanément le Philosophical Magazine publie le célèbre papier de Niels Bohr : On the Constitution of Atoms and Molecules qui résout le problème des spectres atomiques et propose le "modèle planétaire" de l'atome. La même année, Sigmund Freud publie Totem et Tabou; Elmer Mc Collum et Thomas Osborne découvrent la vitamine A et Charles Fabry l'ozone.   - L'Europe est ainsi, pour quelques années encore le lieu d'un croisement serré des disciplines et des cultures le plus souvent étrangères à tout chauvinisme et à tout enfermement des disciplines. C'est un réseau serré de lignes qui complèterait, désormais le schéma esquissé au début de cet essai.

 

Querelles et méprises

 

Ainsi il va, il court, il cherche. Que cherche-t-il ? A coup sûr, cet homme, tel que je l'ai dépeint, ce solitaire doué d'une imagination active, toujours voyageant à travers le grand désert d'hommes, a un but plus élevé que celui d'un pur flâneur, un but plus général, autre que le plaisir fugitif de la circonstance. Il cherche ce quelque chose qu'on nous permettra d'appeler la modernité; car il ne se présente pas de meilleur mot pour exprimer l'idée en question. Il s'agit, pour lui, de dégager de la mode ce qu'elle peut contenir de poétique dans l'historique, de tirer l'éternel du transitoire.

Charles Baudelaire [7]

 

  Tandis que le choc de la première guerre mondiale s'atténue, l'activité créatrice progresse de façon plus régulière. Ce sont les romans fleuves de Duhamel, de Mann, de Romains, de Galsworthy, les débuts de la physique nucléaire, de la génétique, la percée du jazz, du cinéma américain. mais un nouveau conflit mondial éclate porteur, plus que le premier, de bouleversements technologiques qui vont permettre, à leur tour, des progrès rapides et spectaculaires de la science. Tout comme la science (mais de façon sans doute moins marquée) les arts et la littérature connaissent une sorte de rebond. Lié aux progrès de la linguistique et au modèle "structuraliste" qui s'en dégage, le "nouveau roman" connaît, en France, tout au moins, un grand succès. En même temps, l'électrodynamique quantique et la génétique moléculaire obtiennent des résultats impressionnants.

  Mais rompant le consensus (parfois trompeur) qui régnait au début du siècle, un vif débat s'engage, à la fin des années cinquante (une époque où de graves problèmes d'éthique se posent aux scientifiques,), le débat des deux cultures, auquel le nom du physicien et romancier britannique C.P. Snow est attaché. Ce débat, essentiellement anglo-saxon n'eut guère d'écho en France, tandis que la culture italienne, qui l'avait anticipé, y apporta une contribution importante.

A vrai dire les querelles "Anciens contre Modernes" remontent à l'Antiquité (Cicéron contre les Alexandrins - c'est à dire les Grecs), mais ce sont avec celles qui accompagnent la publication, par Charles Perrault, de son Parallèle des Anciens et des Modernes, dans les dernières années du XVIIème siècle, que se rassembleront les pièces d'un procès qui dure encore. Comme ses frères Pierre (1611-1679) et Claude (1613-1688), Charles Perrault (1628-1709) est un esprit complet, un artiste et un savant. Objet de la vindicte de Boileau (une rivalité essentiellement politique), Perrault est soutenu par Fontenelle qui présente, dès 1688, la Digression sur les Anciens et les Modernes.

              Ce n'est que beaucoup plus tard, à la fin du dix-neuvième siècle (mais aussi pour des raisons politiques) que le débat va rebondir, et tout d'abord dans le monde anglo-saxon. Les acteurs sont ici Thomas Huxley (1825-1895) et Matthew Arnold (1822-1888).Dès 1851, Huxley se lie d'amitié avec Darwin. Lorsque paraît, en 1859, l'ouvrage majeur de Darwin : On the Origin of Species by Means of natural Selection, il se fait l'ardent défenseur du transformisme. Aux Etats-Unis, il prend position pour les Nordistes au moment de la guerre de Sécession. En Grande-Bretagne, il et obtient l'ouverture de l'enseignement supérieur aux jeunes filles. Il milite pour l'introduction des disciplines scientifiques et techniques dans le cursus universitaire. Il combat l'obscurantisme du clergé anglican victorien et invente le mot agnostique. Arnold s'oppose - courtoisement à lui en revendiquant la primauté d'un enseignement fondé sur les humanités.

            Soixante-dix ans plus tard, après une longue accalmie, le débat reprend de plus belle lorsque, le 6 octobre 1956, le journal britannique New Statesman publie un article de C.P. Snow, The two Cultures, où il oppose la culture humaniste traditionnelle à celle vers quoi nous conduisent les progrès de la science et de la technologie. Charles P. Snow (1905-1979) commence sa carrière comme chercheur en physique moléculaire avant d'accéder à d'importantes responsabilités administrative la fin de la seconde guerre mondiale. Mais il est aussi l'auteur de des Strangers and Brothers, une fresque en onze volumes de la société anglaise contemporaine (l'action se déroule de 1890 à 1968).

Snow développe le thème de son article en mai 1959, à l'Université de Cambridge pour sa Rede Lectures dans laquelle il déplore ce véritable abîme d'incompréhension, qui s'agrandit sans cesse entre scientifiques et littéraires :

Les non-scientifiques ont l'impression bien enracinée que les scientifiques entretiennent un optimisme superficiel, ignorant la condition humaine. De leur côté, les scientifiques croient que les intellectuels littéraires manquent totalement de vision, ne se sentent nullement concernés par leurs frères humains, sont au fond anti-intellectuels soucieux de restreindre tout à la fois l'art et la pensée à un moment existentiel.

Mais en 1962, F.R. Leavis se livre soudain à une agression verbale d'une surprenante violence contre Snow. Dans le cadre de sa Richmond Lecture (toujours à Cambridge), intitulée The Significance of C. P. Snow, présentée le 28 février, puis dans le Spectator du 9 mars, Leavis présente une "critique" qui est, en fait, une attaque ad hominem dépourvue de l'habituelle réserve académique. C'est là le début d'une vive querelle où vont intervenir Aldous Huxley (1894-1963 : il est le petit-fils de Thomas), et l'auteur, dès 1929 d'un texte intitulé Les noces de la poésie et de la science, Jacob Bronowski (1908-1974), mathématicien mais aussi spécialiste de Blake, auteur, notamment, de The Common Sense of Science et de The Abacus and the Rose : A New Dialogue on Two World Systems qui s'inspire évidemment de Galilée. Il écrit notamment :

La science et les arts ne sont pas aussi discordants aujourd'hui que ne le pensent bien des gens. Les difficultés que nous rencontrons tous, en tant qu'amateurs intelligents, à suivre la littérature, la musique et la peinture moderne ne sont pas sans importance. Ils sont l'indice du manque d'un langage large et général dans notre culture. Les difficultés que nous avons à comprendre les idées de base de la science modernes sont les indices d'une même lacune. Pendant la Restauration, la science et les arts partageaient le même langage. Il semble que ce ne soit plus le cas aujourd'hui. Mais la raison en est qu'ils partagent le même silence : il leur manque le même langage. Et c'est la tâche de chacun d'entre nous que d'essayer de construire à nouveau un langage universel, seul capable d'unifier l'art et la science, l'homme de la rue et le savant, pour un entendement commun.

Dans les années 70, deux grands esprits Britanniques (en fait, Européens), George Steiner et Peter Medawar (un littéraire et un scientifique) défendent avec succès une position que l'on pourrait qualifier d'"uniciste". Steiner s'exprime ainsi :

Quant à moi, je penche vers la gaya scienza, la conviction, irrationnelle et même indécente, qu'il est passionnant de vivre ce moment tardif et sans pitié de la civilisation occidentale. [8]
(p.156)

et Medawar :

. La science est cette forme de poésie . dans laquelle la raison et l'imagination agissent en synergie. [9]

Le débat proprement dit semble donc clos. Mais si personne ne défend plus la thèse d'une opposition irréductible entre les deux cultures, celle-ci demeure pourtant présente dans la réalité scolaire et universitaire, l'organisation des bibliothèques, etc.. Aussi les discussions reprennent-elles ici et là pour se prolonger au travers de querelles diverses : signification de la peinture contemporaine, pertinence d'une "sociologie des sciences" (dont les prétentions ont été mises à mal à l'occasion du fameux "canular" d'Alan Sokal, réévaluation des différentes variantes du courant postmoderne et de sa contestation du rationalisme et des Lumières, etc..

            La situation actuelle, où subsistent des composantes schizophréniques, est, dans une certaine mesure, la conséquence des fissures et fragmentations anciennes dont nos systèmes d'enseignement témoignent encore. Nous célébrons tous l'unité des disciplines et pourtant, malgré quelques modifications d'intitulés la dichotomie "lettres"/ "sciences" est toujours là. Les tentatives (essentiellement américaines) pour faire tomber ce "rideau de fer" dénoncé par Snow en évoquant, à propos de Joyce ou de Kafka la théorie du chaos, la géométrie fractale, etc., n'entraînent guère la conviction. De ce point de vue, les critiques de C.P. Snow et même de Thomas Huxley n'ont pas perdu de leur pertinence.

 

L'Europe après la pluie

 

... il faut, dans nos temps modernes, avoir  l'esprit européen.

Geneviève de  Staël [10]

J'avoue apprécier la coïncidence qui permet de retrouver le nom même de la grande Européenne que fut Mme de Staël en prenant les initiales du titre de cet essai. Le romantisme allemand avec Goethe, le romantisme anglais avec Coleridge, le romantisme français avec Hugo, l'italien avec Leopardi, ont été, à son exemple, multidisciplinaires et multinationaux. On connaît les recherches de Goethe en Optique et en Botanique, la collaboration de Coleridge et du chimiste Davy. On se souvient de l'extraordinaire élan lyrique dans lequel Hugo va jusqu'à prévoir les phénomènes du chaos déterministe (et même le fameux effet papillon !) :


            
L'algèbre s'applique aux nuages; l'irradiation de l'astre profite à la rose ; aucun penseur n'oserait dire que le parfum de l'aubépine est inutile aux constellations. Qui donc peut calculer le trajet d'une molécule ? que savons-nous si des créations de monde ne sont point déterminées par des chutes de grains de sable ? qui donc connaît les flux et les reflux réciproques de l'infiniment grand et de l'infiniment petit, le retentissement des causes dans les précipices de l'être et les avalanches de la création ? Un ciron importe ; le petit est grand, le grand est petit ; tout est en équilibre dans la nécessité ; effrayante vision pour l'esprit. Il y a entre les êtres et les choses de relations de prodige ; dans cet inépuisable ensemble, de soleil à puceron, on ne se méprise pas ; on a besoin les uns des autres. La lumière n'emporte pas dans l'azur les parfums terrestres sans savoir ce qu'elle en fait ; la nuit fait des distributions d'essence stellaire aux fleurs endormies. Tous les oiseaux qui volent ont à la patte le fil de l'infini. La germination se complique de l'éclosion d'un météore et du coup de bec de l'hirondelle brisant l'ouf, et elle mène de front la naissance d'un ver de terre et l'avènement de Socrate. Où finit le télescope, le microscope commence. Lequel des deux a la vue la plus grande ? Choisissez. Une moisissure est une pléiade de fleurs ; une nébuleuse est une fourmilière d'étoiles. Même promiscuité, et plus inouïe encore, des choses de l'intelligence et des faits de la substance. Les éléments et les principes se combinent, s'épousent, se multiplient les uns par les autres, au point de faire aboutir le monde matériel et le monde moral a la même clarté. Le phénomène est en perpétuel repli sur lui-même. Dans les vastes échanges cosmiques, la vie universelle va et vient en quantités inconnues, roulant tout dans l'invisible mystère des effluves, employant tout, ne perdant pas un rêve de pas un sommeil, semant un animalcule ici, émiettant un astre là, oscillant et serpentant, faisant de la lumière une force et de la pensée un élément, disséminée et indivisible, dissolvant tout excepté ce point géométrique, le moi ; ramenant tout à l'âme atome ; épanouissant tout en Dieu ; enchevêtrant, depuis la plus haute jusqu'à la plus basse, toutes les activités dans l'obscurité d'un mécanisme vertigineux, rattachant le vol d'un insecte au mouvement de la terre, subordonnant, qui sait ? ne fût-ce que par l'identité de la loi, l'évolution  de la comète dans le firmament au tournoiement de l'infusoire dans la goutte d'eau. Machine faite d'esprit. Engrenage énorme dont le premier moteur est le moucheron et dont la dernière roue est le zodiaque. [11]

Bien que le vecteur spatio-temporel qui relie les "origines d'univers" de Nabokov et Calvino soit assez long : {24 ans ´ ~ 7.500 km} (Saint-Petersbourg, Russie - 1899/ Santiago de las Vegas, Cuba - 1923), les deux créateurs possèdent bien des points communs : famille polyglotte, longs séjours à l'étranger, compétence dans ce qu'on appelait autrefois les "sciences naturelles", etc.. Mais c'est plutôt dans leur ouvre - romans, commentaires ou méditations - que les affinités se précisent.

Et lorsque Nabokov déclare :

Les Exercices de style de Queneau sont un chef d'ouvre palpitant et en fait une des plus merveilleuses histoires de la littérature française... [12]

tandis que Calvino précise :

Même dans une poésie aussi calculée et contrôlée par l'ironie que l'est la poésie de Queneau, nous pouvons reconnaître des moments de ravissement où la matière verbale tourbillonne dans la poursuite d'une identification avec la matière physique en mouvement. [13]

on voit se dessiner une nouvelle figure géométrique, celle d'un triangle de créateurs européens : un poète mathématicien français (inventeur des "suites s-additives") et directeur de l'Encyclopédie de la Pléiade, un romancier et essayiste Italien ayant reçu une formation d'agronome puis s'était engagé dans les rangs des partisans contre le fascisme et vécut ensuite à Paris, un écrivain trilingue spécialiste des lépidoptères, ayant vécu en Russie, en Allemagne, en Angleterre, en France, aux Etats-Unis et en Suisse, tous trois particulièrement sensibles aux enjeux épistémologiques que soulève l'articulation de la Science et de la Littérature [14] . Interrogé sur les rapports de l'entomologie et de la littérature, Nabokov répond :

. je pense que dans une ouvre d'art il y a une sorte de fusion entre deux choses : la précision de la poésie et la fièvre de la science pure. [15]

Dans son recueil d'essais La machine littérature [16] , Calvino analyse les perspectives qui se dessinent, dans l'esprit de Raymond Queneau et de l'OuLiPo, avec le développement - dont il pressent l'ampleur - des systèmes automatiques de traitement de l'information. Il prédit :

Quel serait le style d'un automate littéraire ? Je pense que sa vraie vocation serait le classicisme : le banc d'essai d'une machine poético-électronique sera la production d'ouvres traditionnelles, de poésies à formes métriques closes, de romans armés de toutes leurs règles (p.135).

Ces prédictions se sont réalisées assez fidèlement. Surtout, l'explosion de l'Internet et de son concept majeur, le World Wide Web (imaginé par un physicien anglais du CERN, à Genève), ouvre la voie à des échanges interdisciplinaires et internationaux presque illimités [17] . Et c'est ainsi que nous assumons notre véritable modernité, une modernité qu'il nous faut encore approfondir.

Et nous retrouvons ainsi Apollinaire qui écrivait dans le premier poème de Calligrammes (intitulé précisément Fenêtres et composé en 1912) :

Il y a un poème à faire sur l'oiseau qui n'a qu'une aile
Nous l'enverrons en message téléphonique.

 


[1] Je dédie cet essai à la mémoire de Jules Guéron, Directeur Général de la Recherche à EURATOM où il fut mon patron, de 1959 à 1964.

[2] Cité par René Pomeau dans l'Europe des Lumières, Stock, 1972.

[3] Horror Vacui. Loc. cit., pp.24-25.

[4] Ce poème est cité par Aldous Huxley dans Musique Nocturne (traduction française de Jules Castier). Le livre est édité par La Nouvelle Edition, date non précisée (probablement 1932), p.222. Il s'agit là d'un recueil d'essais dont le quatrième est intitulé (anticipation significative) : Les Noces de la Poésie et de la Science.

[5] Martin Malia : La tragédie soviétique (trad. Jean-Pierre Bardos). Le Seuil 1995.

[6] The University of Chicago Press, 1995.

[7] La modernité, in p.694.

[8] Le châteu de Barbe-Bleue. Notes pour une redéfinition de la culture. Le Seuil, 1973 (rééd. Gallimard, 1986).

[9] The Hope of Progress :  A Scientist Looks at Problems in Philosophy, Literature and Science, Anchor Books, 1972.

[10] De l'Allemagne (1810).

[11] Les misérables (1862). quatrième partie : L'idylle rue Plumet et l'épopée rue Saint-Denis ; livre troisieme : la maison de la rue Plumet, III. « Foliis ac frondibus.

[12] Jugement exprimé au cours d'un entretien avec Alfred Appel en août 1970 et reproduit dans Strong Opinions. Traduction française par Vladimir Sikorsky : Intransigeances [I], Julliard 1985, p.188.

[13] La machine littérature  Le Seuil (p. 42 de l'édition de 1993), traduction partielle, du recueil Una pietra sopra, Einaudi, 1980.

[14] On pourrait compléter ce triangle par un "centre de gravité" avec Stefan Themerson, poète, cinéaste, dessinateur et éditeur polonais, engagé volontaire dans l'armée française en 1940, éditeur (en anglais) de Queneau et d'Apollinaire (ses Apollinaires's Lyrical Ideograms, avec, évidemment, Windows !), animateur, de 1957 à 1959, lieu de fructueux échanges entre artistes, écrivains, scientifiques et phlosophes.

[15] Intransigeances, Julliard, 1985, p.20.

[16] Le Seuil, 1967, p.135.

[17] C'est ainsi que le site de l'ALAMO (Atelier de Littérature Assistée par la Mathématique et les Ordinateurs), site hébergé par le Ministère français de la Culture (http://indy.culture.fr/rialt) donne accès à des ouvres et des travaux français, italiens, suisses, allemands, américains, brésiliens, etc..

 

 

Littératures / Critique et analyses

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