Les Arts et les Lettres / Critique et analyses

<< retour << accueil <<

   LA FENÊTRE D'EN HAUT

 

Chaque fois que le règne de l'humain me paraît condamné à la pesanteur, je me dis qu'à l'instar de Persée je devrais m'envoler dans un autre espace.
Italo Calvino [1]

 

 

 

         Beaucoup de philosophie éloignerait sans doute de la chanson; mais un peu, rien qu'un peu de phi, une teinte légère de philosophie, en rapproche à coup sûr. Car il n'y a pas de poésie, pas de musique - pas de chanson - qui ne s'inscrive dans l'accomplissement d'une culture comme dans la durée d'une sagesse : celle du trobar, celle des lieder ou celle du gospel. Il ne s'agit donc pas de chercher dans les pianos ce qu'il n'y a pas, mais seulement de ne pas oublier Pégase, coursier de rêve, cabriolant dans le jardin extraordinaire des fleurs de la rhétorique.

            On sait que, tout comme la pratique des jeux de langage, des jeux arithmétiques, géométriques ou combinatoires, la physique amusante est bonne pédagogue; une jeune revue, la puce, s'y emploie d'ailleurs avec succès. Je me propose de montrer ici qu'il ne serait pas mauvais, à une époque où les philosophes sont volontiers sérieux voire désespérément ennuyeux, de rechercher, au sein d'une métaphysique amusante, quelques bonnes raisons de philosopher, sans cuistrerie, sans les facilités, le rideau de fumée phraséologique gréco-allemand qu'on nous inflige si souvent.

            Il y a plus de quarante ans, Charles Trenet écrivait Ma philosophie (1955) et s'écriait :

Brave  
La force qui rend esclave  
La calomnie, la bave  
Et la haine des crapauds  

 

Il n'est pas mauvais de garder à l'esprit l'amertume, l'âpreté même de ces vers que le côté délibérément « fleur bleue » de l'artiste pourrait nous faire oublier. Car la philosophie de Trenet - osons le mot, sa métaphysique demeure presque toujours implicite; mais elle se laisse aisément reconnaître lorsqu'on écoute les chansons, lorsqu'on lit les poèmes et les romans de l'enfant de Narbonne. Il suffit pour ça d'un peu d'imagination, mais une imagination déliée : une imagination de l'imagination, cell, précisément, que Bachelard mettait en ouvre lorsqu'il élaborait sa (délibérément modeste) « phénoménologie de l'imagination poétique ». Des cinq psychanalyses de la matière qu'il a composées dans cet esprit, c'est évidemment la troisième - intitulée : L'air et les songes [2] (et désignée par AS dans la suite de cet article) - qui m'a inspiré, car on y retrouve ces Rêves de vol, cette poétique des ailes, ce ciel bleu, ces nuages, ce vent qui habitent l'ouvre de Trenet, sont habités par elle; on peut y lire, en filigrane, ce cri de Pasiphaé qu'évoque ailleurs Bachelard :

Un souffle chaud m'empourpre, un grand frisson me glace [3]

Et ce sont bien ces fièvres et ces frimas de l'âme qu'avec Charles Trenet nous traversons au rythme de nos enthousiasmes et de nos mélancolies.

 

DE L'AIR DANS LES PAROLES

 

Charles Trenet a créé tout un univers d'objets légers,  
d'objets dans un courant d'air,  
d'objets sur lesquels on souffle,  
d'objets qui deviennent des mains,  
de mains qui deviennent des objets,  
d'amoureux qui s'envolent par les fenêtres,  
de pendus gais  
qui deviennent des fantômes gais,  
de facteurs bleus qui s'envolent plus vite que le télégraphe.  
Jean Cocteau [4]

 

 

 

 

 

 

            L'art de Charles Trenet est un art où l'on respire bien plus qu'on n'y soupire. La mort, est souvent présente, mais n'effraie point. C'est une présence en quelque sorte atmosphérique, semi-transparent, tulle d'araignée que le vent emporte, au milieu des oiseaux, des nuages, dans le vent léger. Mais ce sont là précisément les thèmes que développe Bachelard dans son livre, dont les chapitres s'intitulent - entre autres : Le rêve de vol, La poétique des ailes, La chute imaginaire, Le ciel bleu, Les Constellations, Les Nuages, La Nébuleuse, L'arbre aérien, Le Vent. On ne s'étonnera donc pas que je reprenne ici ces thèmes en rapprochant les textes de Trenet de textes classiques évoqués par Bachelard.

            La bonne planète (au titre ô combien significatif) [5] , le second roman de Charles, achevé en 1933 - l'année même où débute le duo Charles et Johnny - se termine ainsi :

 ... Car le vent s'était levé, les fenêtres battaient de l'aile, les feuilles mortes poursuivaient les chiens épouvantés. Sur la route, dans un nuage de poussière, le facteur volait.

La même année, le mentor et l'ami, Albert Bausil, poète, metteur en scène (et promoteur d'un Comité pour la mise à mort de Tino Rossi), publie dans le Coq catalan (hebdomadaire « littéraire, satirique et sportif ») un court poème de Charles qui s'achève par ce quatrain :

Car je m'embarque et loin des terres
Qui font pleurer l'amour ancien,
Je vais retrouver dans l'éther
Les anges musiciens. [6]

 

En 1937, Charles (Trenet) et Johnny (Hess) se séparent : Charles doit accomplir son service militaire. Maurice Chevalier - la plus grande vedette de l'époque - accepte de créer Y a d'la joie, que Trenet reprendra en 1938 puisque, dans un Paris qui explose,

On voit le facteur qui s'envole là-bas
Comme un ange bleu
Portant ses lettres au Bon Dieu.
tandis que le métro sort de son tunnel et que la Tour Eiffel part en balade...

            Cette échappée, cette roue libre, cette légèreté, ce sont les thèmes que Trenet décline dans toute son ouvre : rêves de vol, de vélos, de facteurs, de vitesse (vitesse, mon extase! s'écrie-t-il dans La bonne planète, p. 34)...

            Légèreté et pesanteur, dialectique de l'ascension et de la chute : c'est aussi la matière des méditations et des rêveries les plus anciennes, modestes ou grandioses. Des rêveries de ce genre, en premier lieu des rêveries d'envol ont été souvent décrites par les romantiques, notamment par Jean-Paul Richter, l'ami de Goethe et de Schiller :

Dans la certitude, à l'intérieur de mon rêve, de tout pouvoir, j'escalade à tire-d'aile des murs hauts comme le ciel, afin de voir par-delà apparaître soudain un immense paysage luxuriant; car (me dis-je alors), selon les lois de l'esprit et le désirs du rêve, l'imagination doit recouvrir de montagnes et de prairies tout l'espace d'alentour, et chaque fois elle le fait. (cf. AS, p.41)

Les romantiques anglais ne sont pas en reste, ainsi que Keats en témoigne :

Je me haussais sur la pointe des pieds au sommet d'un coteau
... Un instant... je me sentis aussi  léger, aussi libre
Que si d'un mouvement d'éventail les ailes de Mercure
Avaient joué sous mes talons : mon cour était léger... (cf. AS, p.78)

Déjà Charles Nodier se demandait :

Pourquoi l'homme qui n'a jamais rêvé qu'il fendît l'espace sur des ailes, comme toutes les créatures volantes dont il est entouré, rêve-t-il si souvent qu'il s'y élève d'une ouissance élastique, à la manière des aérostats, et pourquoi l'a-t-il rêvé longtemps avant l'invention des aérostats, puisque ce songe est mentionné dans tous les onéirocritiques anciens, si cette prévision n'est pas le symptôme d'un de ses progrès organiques? [7]

Et plus tard Michelet, dans L'oiseau, affirme à son tour :

C'est dans son meilleur âge... dans ses songes de jeunesse... que... l'homme a la bonne fortune d'oublier qu'il est... lié à la terre. Le voilà qui s'envole, il plane. (cf. AS, p.37)

            Tel un oiseau, l'homme s'envole donc, il s'élance au-dessus des montagnes, au-dessus des mers... Mais il retombe, Icare imprudent, s'il n'a pas lâché, par précaution, suffisamment de lest. Aussi doit-il écouter Nietsche et retenir sa leçon :

Jette dans l'abîme ce que tu as de plus lourd!
Homme oublie! homme oublie!
Divin est l'art d'oublier!
Si tu veux t'élever,
Si tu veux être chez toi dans les hauteurs
Jette à la mer ce que tu as de plus lourd!
Voici la mer, jette-toi à la mer,
Divin est l'art d'oublier [8]

(un texte qui évoque Les nourritures terrestres, mais aussi La route enchantée). L'auteur de Zarathoustra, dans le chapitre L'esprit de lourdeur, déclare encore :

Celui qui apprendra à voler aux hommes de l'avenir aura déplacé toutes les bornes; pour lui les bornes mêmes s'envoleront dans l'air : il baptisera de nouveau la terre - il l'appellera « la légère. » [9]

Mais c'est aux autres que Trenet transmet ses pouvoirs. On se souvient de Pigeon vole (1937), et dans le film des frères Prévert (Adieu Léonard, 1943), on retrouve le facteur et ses voyages aériens :

Quand un facteur s'envole
S'envole s'envole
C'est qu'il est trop léger...

 

 

MONUMENT AUX OISEAUX

 

Un rêve étonnant m'environne :  
je marche en lâchant des oiseaux,  
tout ce que je touche est en moi  
et j'ai perdu toutes limites.    
Jean Tardieu [10]

 

 

 

            Tout comme Max Ernst, Charles Trenet construit patiemment son monument aux oiseaux. A l'image de ce que les peintres nous disent des anges ou des amours, ce sont des ailes qui nous sont offertes, aimables prothèses que Rilke évoque :

A travers nos cours, que nous tenons ouverts,
passe le dieu, des ailes à ses pieds. (cf. AS, p.44)

et Victor Hugo nous offre, dans La fin de Satan, une des nombreuses images qu'il affectionne, où l'oiseau est comme une âme :

J'aime. O vents, chassez l'hiver.
Les plaines sont embaumées.
L'oiseau semble, aux bois d'Aser,
Une âme dans les ramées.
...
Comme si je planais dans l'air qui me réclame,
Et comme si j'avais une âme
Faite avec des plumes d'oiseau.
(cf. AS, p.41)

            Trenet est donc ici encore l'héritier d'une tradition ancienne, birn plus ancienne, évidemment que Hugo ou que Rilke, une tradition qui exploite, de bien des façons les images de vol et de nombreuses métaphores associées, comme Bachelard le montre abondamment dans son livre. Déjà Platon remarquait, dans Phèdre :

La force de l'aile est, par nature, de pouvoir élever et conduire ce qui est pesant vers les hauteurs où habite la race des dieux. (cf. AS, p.82)

Léonard de Vinci qui a tant médité sur la mécanique du vol chez les oiseaux et - au moins l'espérait-il - chez les humains, prophétisait :

Le grand oiseau prendra son premier vol sur le dos du grand cygne à la stupéfaction de la terre et remplira toutes les annales de sa grande renommée, et à son nid natal il conférera gloire éternelle. [11]

Giacomo Leopardi, le héraut du romantisme italien, le poète des horizons que l'on fait reculer toujours plus loin, faisait à son tour un vou :

            Enfin, comme Anacréon, qui désirait se changer en miroir pour être sans cesse contemplé par celle qu'il aimait, ou en tunique pour la vêtir, en baume pour oindre son corps, en eau pour la baigner, en bandelette pour être serré sur son sein, en perle pour être suspendu à son cou, ou en soulier pour qu'au moins elle le pressât de son pied, de même, moi, je voudrais un moment me transformer en oiseau pour connaître le contentement et la joie qu'ils éprouvent à vivre. [12]

et Marceline Desborde-Valmore s'écriait, dans Violette :

Oiseaux! dont le vol est si haut là-bas, qu'avez-vous été avant d'être ces libres chansons éparses sur nos têtes? (cf. AS, p.84)

Bachelard lui-même observait (loc. cit., p.80) :

... le vol doit créer sa propre couleur. Nous nous apercevrons alors que l'oiseau imaginaire, l'oiseau qui vole dans nos rêves et dans les poèmes sincères ne saurait être de couleurs bariolées. Le plus souvent il est bleu ou noir : il monte ou il descend.

Et lorsque William Blake évoquait, dans le premier Livre prophétique, au-delà des couleurs, le souffle et la force du vent :

L'oiseau de mer prend la rafale d'hiver comme vêtement pour son corps (cf. AS, p.93),

il unissait, dans une même image le thème de l'oiseau et le thème du vent, thèmes de la légèreté; Trenet ne manque évidemment pas d'exploiter, à son tour, ce dernier thème.

            Ce thème de l'oiseau (que l'on retrouvera d'ailleurs avec Charlie Parker « the Bird » et sa célèbre ornithology) est partout présent chez Trenet, depuis Les oiseaux de Paris (1938) :

Un oiseau de Paris
Est venu faire son nid
Dans l'hôtel où je suis
Il fait bien plus de bruit
Qu'les autos
Cet oiseau
Chaque soir, je lui dis
Si tu vas à Paris
Dis bonjour aux amis
Dis bonjour à la Seine
Au bois d'Vincennes

et La route enchantée (1938) puisque

Comme l'amour elle a des ailes

jusqu'à Mon cour s'envole (1993), en passant par Mamzell'Clio (1939) : « votre maman avait des ailes », puis L'oiseau de paradis (1951) :

cet oiseau n'est pas d'ici
regardez son bec, ses plumes
et ses ailes frangées d'écume

Il faut citer aussi Adieu mes beaux rivages (1954) avec

Adieu vertes vallées
Et vous claires fontaines
Adieu, pays des oiseaux

Ils sont présents dans le titre même de certaines chansons comme Les oiseaux me donnent envie de chanter (1955), mais aussi dans les paroles de beaucoup d'entre elles : dans En tournée (1956), avec

les oiseaux du cimetière
qui volaient trop haut

et même dans cette singulière - presque morbide - composition, Les chiens-loups (1971) :

Au Canada, là j'irais bien
chez les oiseaux musiciens

ou peut-être dans ce poème, extrait d'un ouvrage jamais paru et que je n'ai pu dater, intitulé La Nouvelle (Aude) et dédié à « Tante Emilie » (on retrouvera - belle preuve de lidélité - « le port de la Nouvelle » et « une tante Emilie » dans Fidèle, composé en 1971)


L'oiseau de mer qu'on appelle Petrel
Et qui  lisse ses plumes
sous une fenêtre d'écume
[13]

etc..

 

LE MARIÉ DU VENT

 

A Charles, chansonnier du vent  
Prince des mers inhabitables,  
Roi de la Grange et de l'Etable,  
Duc de la Lune, Connétable  
Du hier et du dorénavant!  
Albert Bausil [14]

 

 

 

 

            Rêveurs, poètes, nous volons et nous planons, sensibles aux moindres souffles d'Eole. Et voici, léger comme un mouchoir de nuages, le plus léger des vents, que l'iconographie classique dessine comme un angelot, voici Zéphyr (1962) :

Zéphyr, petit Dieu malin
Qui vient et qui passe
Laissant en tout un chacun
Un peu de sa grâce

Le vent est depuis longtemps un acteur favori des chansons de Trenet. Dans Boum (1938),

Le vent dans les bois fait hou hou hou

Mais la gaieté, parfois même primesautière, laisse place souvent à une mélancolie dont la présence s'affirmera de plus en plus souvent, et qui apparaît déjà dans Que reste-t-il de nos amours (1942) :

Ce soir le vent qui frappe à ma porte
Me parle des amours mortes
Devant le feu qui s'éteint

Le bien et le mal semblent équitablement partagés, comme dans Si le bon vent (1945) :

Si le bon vent souffle par ici
Il emporte nos soucis
...
Si le bon vent s'en va par là
Il emporte notre joie
...

            Bachelard, encore une fois, nous permet de retrouver dans l'histoire de la culture,  les amis d'Eole. On retrouve aussi, passagers du vent, témoins provilégiés des poètes et des peintres, ces nuages qu'il faut chanter aussi. D'Annunzio disait, dans ses Elégies romaines :

            Derniers nuages, trames légères où passe le fin croissant de la lune, comme une navette d'or.
La navette aérienne accomplit une ouvre silencieuse; tantôt elle se cache, tantôt elle rescintille entre les fils rares. (cf. AS, p.215)

et Baudelaire, dans Le spleen de Paris :

- J'aime les nuages... les nuages qui passent... les merveilleux nuages. (cf. AS, p.219)

Hoffmannnsthal, à son tour, précise, dans ses Ecrits en prose :

[la poésie parfaite] ... c'est la course d'un elfe transparent comme l'air, le messager vigilant qui porte à travers les airs une parole magique : en passant il s'empare du mystère des nuages, des étoiles, des cimes et des vents. (cf. AS, p.229)

et lorsque Supervielle parle, dans Gravitations,

Des girafes à l'envi dans la brousse des nuages,
Un éléphant gravira la cime neigeuse de l'air. (cf. AS, p.218)

on se souvient que le bon Dieu dit « Boum » dans son fauteuil de nuages.

            Encore une fois, il semble que nous devions demeurer toujours, avec Trenet, dans un univers de parfaite légèreté. Dans Je chante (1937), il se déclare « tout léger, léger »; dans L'âme des poètes (1951), il n'est question que de leur « âme légère »; et dans Fidèle (1971), le poète se souvient d'avoir été « plus léger qu'un elfe au petit jour ». Mais cette légèreté n'est pas incompatible avec une certaine forme de sagesse, une sagesse légère qui est aussi une philosophie - ou peut-être cette philosophie est-elle, par essence, légèreté : les fantôme, eux aussi, sont toute légèreté.

 

FAIS PAS FI D'MA PHI

 

Icare avait du suif au coin de ses aisselles  
et non pas de l'acier  
il retomba dans l'eau en perdant ses bretelles  
minable montgolfier  
et me voilà qui pars vers d'autres univers  
laissant derrière moi  
la trace rhétorique et mise en quelques vers  
de ce troublant exploit  
Raymond Queneau [15]

 

 

 

 

 

 

            Une métaphysique, en particulier une métaphysique délivrée de la pesanteur, se doit d'inclure une cosmogonie, mais bien sûr une cosmogonie aussi légère que possible - une cosmogonie portative, en quelque sorte. D'ailleurs Nietzsche avait dit, évoquant les plus élémentaires des astres :

Nuages d'orage, - qu'importe de vous?
A nous autres esprits libres, esprits aériens, esprits joyeux.
... Alors la lune et les étoiles
Se lèveront avec le vent et le givre.
(cf. AS, p.156)

                La lune, le soleil, les étoiles, tous les astres et leur astronomie sont, bien sûr, au rendez-vous de Charles Trenet. Dans La bonne planète tout comme dans Dodo manières, un astronome est un personnage essentiel du roman. Mais cette astronomie-là est une astronomie poétique. On découvre la lune - gueule en or - dans Les oiseaux de Paris (1938) :

Quand tout dort sur la ville et que brille
Cette gueule en or, la lune
[ ... ]
Les oiseaux de Paris
Me réveillent la nuit...

et le soleil apparait dans Le soleil a des rayons de pluie (1942) :

Le soleil a des rayons de pluie
quand tu n'es pas là
[ ... ]
Et l'oiseau arrête sa chanson
Le vent dans les buissons
Ne chante plus la joie

où l'on retrouve à nouveau l'alliance du soleil, de l'oiseau et du vent. Et dans la bonne planète les nuages se manifestent à leur tour (p.25) :

La lune s'installait comme une chatte prudente sur sa paillasse de nuages.

Les astres eux-mêmes, on peut les découvrir dans les lieux les plus secrets, au-delà des nuages tout comme au cour des choses, et même dans Une noix (1947) :

Une noix
Qu'y a-t-il à l'intérieur d'une noix?
Qu'est-ce qu'on y voit?
Quand elle est fermée
On y voit mille soleils
Tous à tes yeux bleus pareils

et ce sont ainsi des questions plutôt que des réponses qui nous sont proposées :

Pourquoi la lune a-t-elle une influence
sur les marées des océans immenses
Pourquoi l'paon dit-il « Léon »
Le coq « cocorico »
N'y pensez pas
N'y pensez pas
N'y pensez pas trop.

La sagesse, toujours mystérieuse, nous est souvent apportée grâce à l'intercession d'êtres discrets, légers, fantômatiques, diaboliques, parfois : dans Je chante (1937),

Un fantôme qui chante
On trouve ça rigolo!

dans En quittant la ville (1937) on apprend que :

Dans le trains de nuit y a des fantômes

et dans Mam'zelle Clio (1939), le héros est aussi un fantôme - que l'on retrouvera dans le fantôme de la Tout Eiffel (1982). Mais avec le thème des fantômes familier, ombres, souvent  de ceux que l'on aimait, la sagesse qui se dessine peu à peu, au fil des années, se fait plus mélancolique. Derrière ces voiles et ces fantômes légers, n'est-ce pas, en fin de compte, la présence furtive de la mort qu'il faut exorciser? Dans Papa pique et maman coud (1941) :

Et dans la maison hantée
...
Y'a papa qui pique
Et y'a maman qui coud

et dans C'était, c'était (1946) :

C'était peut-être une morte
Grand-mère qui revenait

Le doute, l'angoisse, parfois, se manifestent, comme dans Fidèle (1971) :

Quand on sait bien que l'on n'est plus qu'une ombre
Fidèle à d'autres ombres à jamais

Dans La folle complainte (1945) :

J'étais seul sur les routes
Sans dire ni oui ni non
Mon âme s'est dissoute
Poussière était mon nom

Mais il s'agit maintenant de la poussière d'un nom, bientôt peut-être d'un corps. Dans Pierre, Juliette et l'automate, cette sagesse s'exprime ainsi, à la fin du huitième chapitre (p.73) :

Hasard, nécessité, que sais-je?
Un jour,on quitte le cortège,
Les autres vous croient dans le rang
Mais la vie intime propose
Mille et une métamorphoses
Aux cours des amoureux errants

            On voit qu'une telle sagesse est plus sérieuse, au fond, que Charles Trenet veut bien nous le faire croire. La mort est bien présente, mais discrète et légère. Elle s'incarne dans ces êtres immatériels - en tout cas aériens : oiseaux, nuages, vents et fantômes qui échappent à la pesanteur, aux misères de la vie, tout comme dans Je chante, c'est la ficelle qui nous « sauve de la vie ».

 



[1] Leçons américaines (trad. Yves Hersant), Gallimard, 1989, p.25.

[2] Librairie José Corti, 1943. Les expressions qui suivent sont les titres des chapitres I, II, VI et XI du livre. je désignerai désormais cet ouvrage par l'abbréviation AS.

[3] Cet alexandrin de Viélé Griffin est cité dans La psychanalyse du feu, Gallimard, 1949, p.183 de l'édition folio-essais.

[4] Préface (écrite en 1949) pour le second roman de Charles Trenet : La bonne planète (achevé en 1933). Réédité dans Ouvres d'éternelle jeunesse, Michel Lafon, 1988, p.9.

[5] Publié, avec Dodo manières dans Oevres d'éternelle jeunesse, Michel Lafon, 1988, p. 126.

[6] Cité dans le livre, très riche, de Richard Cannavo : Trenet, le siècle en liberté, Hidalgo, 1989, p. 155.

[7] La palingénésie humaine et la résurrection, cité et commenté par Bachelard, AS, p.34.

[8] Nietzsche : Poésies, p. 233

[9] Nietzsche : Zarathoustra, p.278.

[10] Le témoin invisible, Gallimard, p.30.

[11] Sur le vol, dans Les carnets de Léonard de Vinci, Gallilmard, 1942, p. 376.

[12] Eloge des oiseaux. Extrait des Petites ouvres morales (Allia, 1993). Il s'agit là du dix-septième opuscule du recueil, publié séparément par les éditions Mille et une nuits (1995).

[13] La nouvelle (Aude). Poème publié dans La route enchantée, Le temps singulier, 1981, p.394.

[14] Cité par Richard Cavanno, loc. cit., p.59.

[15] Le chien à la mandoline, Gallimard 1965, pp. 92-93.

 

 

Les Arts et les Lettres / Critique et analyses

<< retour << accueil <<
Paul Braffort © 2002
contact