Littératures / 'Pataphysique

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Cinq lettres de créance

adressées par

Paul Braffort

Régent de Rhématologie descriptive

à

Jacques Roubaud

de l'OuLiPo

après la lecture de son

Bavardage Ready-made

 

 

avant la lettre

Paris, janvier 2001

Cher Jacques !

Après bien des textes de toi, poèmes ou proses, et tant d'exposés, interventions ou présentations qui m'ont très souvent séduit, parfois interloqué mais toujours passionné, ton chapitre 9 me conduit à de nouvelles méditations sur des thèmes qui nous sont chers à tous deux (mais tu l'avais sans doute prévu) [Þ i].

Comme les (nombreux ? ? ?) lecteurs de Science et littérature [Þ 1] ne peuvent l'ignorer, je suis un de tes plagiaires par anticipation puisqu'en 1944 j'ai présenté, à l'occasion d'une des séances du Séminaire Bachelard (animé par le physicien et logicien Jean-Louis Destouches) un exposé intitulé L'unité des disciplines. Mais mon enthousiasme unitaire n'avait d'égal que mon encyclopédique ignorance et j'utilisai les cinquante trois années qui suivirent pour combler certaines de mes lacunes, non sans céder, à l'instar de notre cher Président-fondateur, aux dangereuses tentations du (ou de la) disparate [Þ ii].

Aussi la lecture, en 1979, de Présentation du projet [Þ 2], m'a-t-elle fait une impression profonde, un peu comme celle, trente-six ans plus tôt, du Fascicule de résultats, de Bourbaki. J'y voyais une expression concise et réaliste parce que limitée à deux activités créatrices : la Mathématique et la Poésie, d'une visée qui était la mienne depuis la lecture des Travailleurs de la mer en 1934 [Þ iii] et mes visites du Palais de la Découverte en 1937 - visée dont je découvrais d'ailleurs peu à peu qu'elle avait été celle de beaucoup.

Voici donc la liasse de ces cinq lettres que ton chapitre 9 m'ont inspirées, lettres pour la lisibilité - et, au delà - la visibilité desquelles j'aimerais

Avoir l'apprenti dans le soleil

 

 

première lettre :

accolades et crochets

Pour aborder à mon tour l'accolement fondamental {Marcel Duchamp / François Le Lionnais}, j'ai dû faire un crochet par La fleur inverse car - il faut, Jacques, que je l'avoue - j'ignorais ce qu'était un lozengier [Ý 50 3 @ 1030]. Et si le rapprochement que tu proposes avec les "célibataires" ne m'a pas convaincu, l'évocation du trobar m'a semblé, elle, lumineuse. Car, s'il est vrai que « le trobar a une forme, la canso », que « la canso domine un champ de rimes »  et que « Le jeu des rimes est la manifestation formelle de l'amors » ([Þ 3], p. 186-7), la solidarité du poétique et du scientifique s'avère aussitôt bien fondée : dans tous les cas il s'agit en effet de trouver et de décrire en se soumettant à une discipline formelle, et déjà l'enchaînement des coblas divisibles évoque les structures dichotomiques de la théorie du rythme [Þ iv].

Les liaisons de covalence entre MD et FLL, modernes troubadours, sont nombreuses et solides : les échecs (le jeu pour MD, les problèmes pour FLL), mais aussi Raymond Roussel (via les échecs, précisément) et, bien entendu, l'OuLiPo dont RR est d'ailleurs un vénéré prophète, avec Alfred Jarry , Alphonse Allais et bien d'autres. Curieusement, ce n'est pas FLL qui fit entrer MD à l'OuLiPo, le 16 mars 1962, mais un heureux concours de farces et satrapes impliquant MD lui-même, féliciteur, et le Sérénissime Simon Watson-Taylor, transmetteur. Walter Henry, tu le sais, a décrit en détail cet épisode dans sa contribution à La Bibliothèque Oulipienne [Þ 4] qui a le mérite d'évoquer aussi Léonard de Vinci, autre prophète de l'OuLiPo, et sa duchampienne Joconde : il était donc bien normal que la bicyclette de Duchamp, que Léonard avait plagié par anticipation, figurât en exergue à cette section.

Mais qu'en est-il du « projet-valise » ? S'il s'agit bien, en effet, d'«auto-Mnémosyne », peut-on dire que les Ou-x-Pos de FLL [Þ v] en sont un dépassement [Ý 51 4 @ 3816]?

Pour en juger, il faut étudier d'assez près les rapprochements attestés entre le Satrape et le Régent, à partir de la facette linguistique des Readymades et de la potentialité.

 

 

deuxième lettre :

à point ou bleu, le langage ?

Un des plus beaux sonnets de la littérature contemporaine est sans doute la rien que la toute la, que FLL a dédié à   que   et signé   le. En voici le premier quatrain : 

  Vous vous vous, parce que mais nul dont ce aucune
Quand de ce (pour avec) et ce pourquoi jamais ;
Seulement le et les et déjà si quand nous
Au et contre ces qui d'où vous aussi vous des.

Ce poème est la première des autres tentatives à la limite (elle n'est pas datée), publiée parmi les synthoulipismes lexicographiques ou prosodiques dans le premier des recueils collectifs parus chez Gallimard [Þ 5]. Or cette création est de toute évidence la mise en forme poétique d'une « directive » célèbre de MD [Þ vi ], rédigée probablement en 1912 [Þ 6] :

 

conditions d'un langage

Recherche des « Mots premiers » (« divisibles seulement par eux-même et par l'unité).
1
Prendre un dictionnaire Larousse et copier tous les mots dits
« abstraits », c'est-à-dire qui n'aient pas de référence concrète.

 

Par ailleurs, parmi les notes rédigées dès 1914, mais écartées de la « boîte verte », on notera ce texte qui les rapproche aussi :

 

UN MONDE EN JAUNE

Le pont des volumes
au-dessus, au-dessous des volumes
pour voir passer le bateau-mouche.

 

auquel répond ce poème de FLL [Þ vii , 7] :

 

Vers le milieu des vacances je pense au jaune

L'instant où le jaune apparut dans l'univers
La quantité totale du jaune apparue dans l'espace
(Cas particulier; à l'intérieur de mon corps)
Le jaune et certains nombres remarquables
Le jaune et les bronze Chang
La jaune et quelques boulons dépareillés
Le jaune et le problème de l'existence du néant
Le jaune au-dessous du Zéro absolu
Le jaune : internationalisme ou cosmopolitisme ?
Le jaune et les sensations viscérales
Le jaune et elle
Le jaune du point de vue de Sirius
Le jaune d'un point de vue plus humain
Le jaune dans du jaune
Un peu de repos
Et je me penche sur une autre question. (Août 1953)

 

FLL s'est exprimé avec beaucoup de clairvoyance et de sincérité sur son rapport avec MD, dans son essai autobiographique Un certain disparate [Þ viii] :

 

Je suis marginal, même par rapport à Duchamp, mais je crois - c'est peut-être une illusion - l'avoir compris. Je crois que nous étions en résonance dans le fait que nous étions marginaux par rapport à n'importe quoi, même à ce à quoi on voulait nous coller. Il y a un côté en lui avec lequel je me sens une certaine ressemblance, une certaine fraternité, c'est ce que j'appelle quelquefois mon côté Philinte - mais je ne suis pas si Philinte que cela, ce n'est pas tout à fait ça [.] Finalement Duchamp a laissé dire des choses par des tas de gens qui avaient envie de le dire. Il ne s'y est pas beaucoup opposé. Je crois qu'il s'en fichait un petit peu, ce qui n'est pas tout à fait mon cas. Je suis peut-être moins indifférent que lui. Ce que j'ai apprécié de commun entre nous, c'est une grande distanciation par rapport à soi-même et même à ses passions. C'est le secret du disparate : chercher la folie et la distance vis-à-vis de la folie. C'est l'idéal - je ne dis pas que je l'ai atteint. [Þ 8]

 

On peut identifier des voisinages précis (du type "MD anticipe FLL", le plus souvent) entre nos deux héros. Mais il s'agit là de voisinages littéraires ou artistiques. Pour la Mathématique, au contraire, la distance est assez grande : MD appartient à la tradition de la grande école française du début du siècle (il lit Henri Poincaré en 1913 lorsqu'il est employé à la Bibliothèque Sainte-Geneviève) tandis que FLL, chimiste et ingénieur de formation, mais depuis toujours amateur de nombres, découvre probablement la "vraie" Mathématique avec la parution, en 1939 du Fascicule de résultats (sur la Théorie des Ensembles) de N. Bourbaki. C'est cette découverte que je fis moi-même en 1943 et qui fut la tienne un peu plus tard, cher Jacques. Mais pour FLL (qui avait été l'ami de Max Jacob et l'admirateur de Raymond Roussel) comme pour nous, il ne pouvait être question de tolérer une cloison entre ces formes nouvelles de la Science et celles - que nous voulions nouvelles, elles aussi - de la Littérature.

FLL (Formalisme, Langage, Littérature) : voilà précisément un "triangle de pensées" où l'OuLiPo - dont nous fûmes les deux premiers membres non fondateurs - s'inscrivit, dès les premiers entretiens qu'eurent FLL et RQ, pendant les années quarante [Þ ix], lorsque le premier préparait son grand ouvrage (que tu désignes par "Gr.c.") [Þ 9], auquel le second apportait sa contribution fameuse . Tu as décrit ce livre en détail [Þ 10], soulignant la confluence qui s'y manifeste entre les anciens courants, représentés par Emile Borel, Georges Bouligand, Maurice Fréchet et Elie Cartan, et les nouveaux qu'illustrent les signatures de Jean Dieudonné, André Weil. et Nicolas Bourbaki lui-même [Þ xi]. 

Bourbaki triomphait alors sous tous les fronts (dont le mien) et l'axiomatisation faisait florès. Tout récemment, David Aubin, s'appuyant sur [10], a dressé un bilan de ce mouvement "structuraliste" qui associe le courant bourbachique et la vague (la vogue) qui submergea, à la même époque, linguistique, anthropologie, etc.. [Þ 11]. Il montre bien comment l'étincelle initiale, venue du froid (le cercle linguistique de Moscou) et transportée par Roman Jakobson à New York, a enflammé Claude Lévi-Strauss pour se répandre dans la France linguistique et littéraire (mondaine aussi). Il souligne l'apparentement de ces deux courants, qu'atteste la contribution d'André Weil au travail de Claude Lévi-Strauss sur Les structures élémentaires de la parenté. Il analyse aussi cet avatar particulier que fut la "structuralisme génétique" de Jean Piaget dont le succès ne fut pas mince (avant d'être détrôné par le "cognitivisme"). Mais RQ évoque Piaget dans [9] et lui confiera la responsabilité du volume "Logique et connaissance scientifique" de l'Encyclopédie de la Pléiade. Et FLL songe aussi à lui lorsqu'il promet, pour « la tribune de la seconde série » des Gr.c. (série demeurée virtuelle !), une étude sur « l'apparition des notions mathématiques chez les enfants » [Þ xii].

David Aubin souligne très justement que la création de l'OuLiPo est parfaitement exemplaire de l'ambiance structuraliste des années soixante, dans une version plus mathématique que linguistique ou philosophique. Mais on a souvent parlé de linguistique - et même de linguistique automatique - à l'OuLiPo, où l'on se souvient encore de la découverte émerveillée de Noam Chomsky par Jean Queval. On trouve d'ailleurs une trace de ces préoccupations dans le chef d'ouvre d'Italo Calvino : Si par une nuit d'hiver un voyageur, construit sur le modèle d'une "boule de neige de carrés de Greimas" [Þ 12]. Ces "carrés sémantiques", imaginés en fait par Chrysippe (281-205 av. J.-C.), eurent une carrière académique aussi fulgurante que brève [Þ xiii] mais les ruminations sémantiques plus générales de FLL - et des oulipiens en général - font évidemment écho aux préoccupations de MD que l'on trouve à plusieurs endroits dans ses écrits, et en particulier dans A l'infinitif (ou « Boîte blanche »), section Dictionnaires et atlas ([6], p.109). On trouve là des "directives" importantes relatives à la constitution d'alphabets, de lexiques, de grammaires qui évoquent certains aspects du formalisme mathématique mais suggèrent aussi une ouverture sur le domaine de l'image (« Du Scribisme illuminatoresque dans la peinture ») et même sur celui du cinéma ! FLL y trouvera sans doute l'inspiration de ses projets de potentialité universelle. Alors, Ou-x-Po et Readymade : même combat ou visions distinctes ?

 

 

troisième lettre :

une certaine apostrophe


Après la disparition du Dr Irénée-Louis Sandomir, le 21 Palotin 84 (E.P.), la Nouvelle Revue française d'octobre 1957 (vulg.) publiait un écho fort niais d'un certain « Jean Guérin » auquel le Collège de 'Pataphysique (ne pas oublier l'apostrophe, cher Jacques !) répondit par cette carte postale :

Jean Paulhan

n'existe pas

J'ai de bonnes raisons de savoir que Jean Paulhan a existé (car c'est lui qui me présenta à RQ !), mais mes lectures des textes du Dr Sandomir, d'Oktav Votka, d'Hugues Sainmont, et surtout mes discussions parfois vives avec Latis (Lathis) que je voiturais de Lozère à Boulogne lors des réunions de l'OuLiPo, me convainquirent du sérieux et de l'importance de l'attitude pataphysique (sans apostrophe).

Occulté en Clinamen 102 (E.P.), désocculté en avril 2000 (vulg.), le Collège a toujours géré son administration avec un soin maniaque car « la science est une question administrative » et le récent n° 2 des Carnets trimestriels du Collège nous permet d'aborder la question de l'Ou-x-Po avec toute la rigueur voulue en énumérant les instances constitutives du Collège : Commissions, Sous-commissions, (regroupées en Départements). La dernière partie  de ce Carnet (pp. 72-80) est consacrée à l'Ou-x-Po. En voici les premiers paragraphes :

 

L'Ou-x-po constitue un ensemble distinct de l'édifice commissionnel d'origine. Le concept d'Ou-x-po a été inventé par le Rt François Le Lionnais comme généralisation de celui d'Oulipo. Les organes qui le composent sont des Ouvroirs (Ou).Tous ont été créés postérieurement à la grande réorganisation des Sous-Cmmissions en 1959 vulg. Même si l'Oulipo a rang de Co-Commission depuis 1964 vulg. et les autres, rang de Sous-Commission, il convient de leur garder la dénomination d'Ouvroirs.

Le X peut désigner tout domaine d'activité : il est mis pour littérature, pour peinture, pour cuisine, etc. Une règle semble se faire jour, voulant que le domaine soit désigné par sa première syllabe seule. On parle d'Ouphopo (et non « Ouphotopo »).

Le terme de potentiel (po) recouvre l'ensemble des méthodes mis en ouvre initialement par l'Oulipo et appliqué, avec les adaptations nécessaires, par les autres ouvroirs, à d'autres disciplines que la littérature. Les ouvroirs en tant que tels n'ont pas vocation à produire du X « actuel », mais des méthodes, règles, dispositifs, formes, structures ou « contraintes » dans lesquelles les ouvres sont « en puissance ». [.]

Ces définitions, claires et raisonnables, rendent injustifiable l'hostilité de plusieurs oulipiens. Mais elles m'aideront à expliciter les deux réticences que m'inspirent certains de tes propos.

La première est relative à la notion même d'Oupoumpo [Ý 51 6 @ 3828]. Si j'ai bien compris, il s'agit là de la mise en forme d'une idée de FLL commentant devant toi son Troisième manifeste lorsqu'il évoque « l'itération de l'insertion » qui produit, après les Ou-x-Pos, des Ou-Ou-x-Po-Pos, etc. (Þ [13]). Et plutôt qu'une "limite inductive" obscure pour moi, je préférerais évoquer ici, insistant sur le F de FLL, un combinateur spécifique : L.

J'appelle "combinateur de Le Lionnais", symbolisé, comme il est d'usage, par une lettre en "Arial Black", ici le symbole L, l'opérateur dont le lambda-terme équivalent s'écrit

lx . OuxPo

Cet opérateur est idempotent. L L est équivalent à L comme on peut le voir par changement de variable : l'itération est inopérante. L'idée d'un opérateur général d'insertion, couplée à la représentation formelle de l'abstraction (le lamba-calcul) est certes essentielle pour l'analyse du mécanisme de la substitution [Þ xiv] ; elle est à l'origine du concept même de combinateur. On pourrait même aller un peu plus loin dans la formalisation  de la définition que nous proposent les Carnets en imaginant un combinateur K# agissant sur la représentation syllabique d'une expression et construit sur le modèle du premier combinateur de Frege, le classique K (lxly x) qui sélectionne le premier item d'un couple d'objets. Le combinateur produit L K# agissant sur le nom d'une discipline ou activité quelconque fournirait alors le nom de l'ouvroir correspondant (mais l'OubaPo et l'OucinéPo feraient encore exception).

Ma seconde réticence est relative à la question des Readymades (et ce sont les deux L de FLL qui m'intéressent ici). Au cours de la conversation qu'il eut avec Alain Jouffroy en décembre 1961 [Þ 14], MD s'exprime ainsi à ce sujet :

 

. Le choix du ready-made a été un grand problème. Il fallait arriver à choisir un objet ou même un tableau que je signais et qui était fait par un autre avec l'idée de ne pas être impressionné par cet objet de façon de délectation esthétique d'aucun ordre. En plus il fallait que mon goût à moi, mon propre goût, soit complètement réduit à zéro. C'est donc beaucoup plus difficile que ça n'en a l'air de choisir un objet qui ne vous intéresse absolument pas, pas seulement le jour où vous le choisissez, mais pour toujours, qui n'ait aucune chance de devenir beau, « joli », agréable à regarder. [.]

            C'est une réinstauration, si vous voulez, de l'objet dans un autre domaine. [.] Son existence a été décidée par un geste que j'ai fait un jour et cette espèce de complète indifférence, c'est ce qui m'intéresse le plus.

 

Ces propos - et ceux de FLL - m'amènent à penser que, loin d'être une anticipation ironique de la potentialité oulipienne [Ý 52 1], les R-m en constituent plutôt le complémentaire (au sens ensembliste) : MD appose en effet sa signature sur des objets auxquels il est étranger tandis que FLL propose des structures libres à des utilisateurs qui les signeront.

Et j'avoue ne pas saisir le rapport entre le Grand verre et les "jeux de langage" (dont le concept même m'a toujours laissé perplexe [Þ xv]).

Beaucoup de textes rédigés par MD évoquent plus directement les Ou-x-Pos : stoppages etalons, erratum musical, etc., même si ces deux projets sont énoncés, dans la « boîte verte », sous la rubrique "5. HASARD", un produit peu goûté des oulipiens. Mais la « boîte blanche » offre, dans la section Dictionnaires et atlas déjà citée, des anticipations oulipiennes, oupeinpiennes, oucinémiennes, etc.. évidentes : on retrouve souvent l'idée d'un "moule" à compléter, une idée qui a été exploitée avec succès (à l'OuLiPo et à l'ALAMO) par Marcel Benabou, dans ses algorithmes de "langage cuit" (une expression due, je crois, à Michel Leiris) [Þ 15]. Mais, précisément, les créations oulipiennes, comme les produits alamiens (et les textes "Laputiens"), d'ailleurs, ne sont pas des R-m car avant d'être produits à partir de mots ou d'expressions toute faites, ils sont filtrés, soumis à des contraintes : bref, ils ne sont pas eux-mêmes "tout faits". N'y a-t-il pas d'ailleurs quelque circularité implicite dans la succession de ces deux propositions relatives aux R-m : "anticipation de la potentialité" [Ý 51 3w @ 3840] et "extension du domaine de l'Oulipo" [Ý 54 3 @ 4112bis] ?

MD, bien sûr, est un précurseur de génie, l'un de nos maîtres (et FLL, plus proche de nous, en est un autre). Mais lorsqu'on l'étudie attentivement, textes et images, on découvre des perspectives et des projections - y compris dans le sens technique de ces termes - qui pourraient nous conduire bien au-delà de l'OuLiPo et des Ou-x-Pos et, du coup, mieux satisfaire notre vocation d'unicistes ("uniste", a déjà été utilisé par Wladyslaw Streminski).

N'est-il donc pas temps, au-delà de ces observations - enrichissantes, il est vrai - sur le couple MD/FLL, d'explorer nous-mêmes ces perspectives, de concrétiser ces projections ?

 

 

quatrième lettre :

le jeu des lèvres de père

 

Avant de préciser ma démarche, et dans l'espoir de t'y intéresser, j'aimerais, cher Jacques, mettre en évidence cette intéressante équipollence que manifestent nos deux "vecteurs d'univers" (vecteurs dont les origines sont distantes d'environ 4158 km´ans).

J'ai dressé pour cela une table (édulcorée) d'amers : un pense-bête, une liste de moments significatifs, choisis en fonction de critères subjectifs. Il ne s'agit pas d'ajouter un débat PB/JR à ton analyse de la relation FLL/MD mais d'apporter quelques compléments aux critiques que j'ai formulées de cette analyse. Car, en dépit des quelques désaccords, je me sens plus que jamais inspiré - conforté dans mon inspiration - par ton projet (nullement ex-, selon moi) et désireux d'en poursuivre de mon côté le cheminement, fut-ce avec un décalage.

Certes je ne suis ni poète [Þ xvi] (sauf peut-être [Þ 16]) ni mathématicien [Þ xvii] (sauf peut-être [Þ 17]), mais plutôt paysan de Paris (et paysan) disparate. La table ci-après - nouvel avatar autobiographique - décline nos différences et nos convergences.

Dates

PB

PB + JR

JR

05/12/1923
Þ
05/12/1932
Þ
1946
FLL
13/03/1961
Ý OuLiPo
05 ?/12/1961
Le Projet
1962
Livre de sonnets
?/ ?/1966
Ý OuLiPo
26/12/1966
Transduction littéraire
1967
Thèse
06/10/1967
Î
05/1968
L'intelligence artificielle
2-11/07/1973
Change de forme
1979
Mezura n°9
1978-1984
Villeneuve-lez-Avignon
23/03/1981
Oulipo/CNAC-GP
10/1981
U.S.F.A.L.
11/1981
Þ ALAMO
04/12/1982
Albi
11-14/07/1983
Atelier ALAMO
30/11/1983
Hommage à FLL
21/03/1985
B.P.I.
04/1986
B.C.C.
4,5,6/12/1987
Francfort
1988
F.A.S.T.L.
01/1989
Le gr. incendie de Londres
1989
Ý CidPH
1990
T.R.A.(M,m)
25/01/1991
CipM
1991-2001
Qu. poétique formelle
(15/05-13/11)/1991
proj. de formal. univ.
18/05/1992
Ý CidPH
02/1993
La Boucle
10-12/06/1993
Qu'est-ce que le nombre ?
10/1993
L'inv. fils de Leoprepes
09/1995
La vieille Chartreuse
14/10/1995
Poésie, etcetera : ménage
01/1997
Mathématique :
1998-9
Science et littérature
1999
Poésie et mathématique
2000
Le monde dans la tête

 

Les différences :

J'ignore à peu près tout des troubadours, de la poésie japonaise, de l'algèbre des catégories et je ne prise guère Wittgenstein, Hintikka et consorts. Je suis tout à fait hostile au néo-Darwinisme et, plus généralement aux "modèles standard".

Je connais bien l'électrodynamique stochastique et l'histoire de la physique au début du siècle, ainsi que certains aspects de la logique combinatoire et de la linguistique computationnelle.

Les convergences :

OuLiPo, ALAMO, CidPh, bien évidemment (sans parler de Rex Stout et de Charles Trenet), les recherches entreprises avec IC et (décalées) avec Jean-Claude Gardin. et toutes les rencontres attestées par le tableau précédent.

Mais la convergence la plus forte se manifeste dans notre intérêt commun pour la question des formes de la représentation, question décisive pour la poésie comme pour la science : formes du rythme et formes de la logique mathématique, car les structures formelles de la T.R.A.(M,m) sont identiques à celles qu'utilisèrent, dans des contextes différents, Luitzen E. J. Brouwer, Léon Chwistek et Silvio Ceccato. Ce sont, pour moi, des dichômes (j'en ai parlé à ton séminaire, et à celui de CB).

 

Un cas trivial intéressant est celui des formes de "moules" où la rencontre est vraiment multiple :

le 26/12/1968, au congrès OuLipo chez FLL, je présente mon Exercice de Transduction littéraire (à partir d'un article de Freeman Dyson, Old and new Fashions in quantum electodynamics).

-          Le 06/03/1976, la Bibliothèque Oulipienne (n°3) publie Les Fondements de la Littérature d'après David Hilbert, de RQ, transduction modèle, en quelque sorte.

- 1978 ( ?) tu écris tes Paysages déductifs, une transduction de la Topologie générale de Bourbaki.

- Le 19/07/1982, la Bibliothèque Oulipienne (n°18) publie Le désir (les désirs) dans l'ordre des amours, une transduction effectuée à partir du texte de RQ paru dans les GR.c.

Mais nous avions tous un plagiaire par anticipation : Leonardo Sinisgalli [Þ xviii] !

Cette convergence devient plus précise lorsqu'on l'observe dans nos tentatives presque simultanées - mais également inabouties - pour découvrir un traitement efficace à l'aporie "statique"/"dynamique" qui sévit dans les divers domaines de la représentation formalisée. Voici un échantillon significatif de ces efforts (les décalages temporels, dans un sens ou dans l'autre, traduisent ici les aléas de nos destins professionnels ou personnels) :

Dates

PB

JR

06/1956
Cybernétique et physiologie généralisée
12/1961
Idée du "Projet"
06/1967
Les machines de von Neumann
07/1973
Prés. d'une théorie générale du changement
01/1977
Formalisme-déformalisme-transformalisme
1979
Présentation du projet
09/1981
La dynasémie
04/1986
Brouwer, Chwistek, Ceccato
05/1988
Les digitales du Mont Analogue
06/1989
Le dessein des mots animés
1990
T.R.A.(M,m)
10/1993
L'invention du fils de Leopropes
30/1995
La connaissance par l'analogie
09/1995
Poésie, etcetera : ménage
12/1999
Projet akerØ
01/2001
Bavardage Ready-made

 

Il peut être utile de relire certains de ces textes (quoique certains des miens n'aient jamais dépassé le niveau du brouillon) et d'examiner en détail les points d'accord ou de désaccord. Mais cela n'aura de sens que s'il existe une réelle possibilité de sortir, grâce à un tel réexamen, de tant d'exaspérantes, épuisantes impasses, ce qui imposera sans doute de sortir de toute formalisation (et, par la même occasion, d'occulter tous les Ou-x-Pos).

Et c'est ici qu'un retour au couple MD/FLL s'impose. Car je me suis rendu compte, en relisant certains de leurs texte et des commentaires qu'ils ont suscité, que plusieurs des thèmes sur lesquels je travaillais depuis longtemps (et que je m'efforce aujourd'hui d'organiser dans le cadre du projet akerØ) pouvaient en apparaître comme un prolongement naturel. et comme le prolongement de ta réflexion personnelle, même et surtout quand je la conteste. D'ailleurs ne pourrait-on pas dire de toi ce que dit, de MD, Pierre Cabannes [Þxix] :

 

Duchamp n'infirme pas l'opinion que l'on a de lui, il la détraque ; il a agi de même avec l'art,

avec le langage, et aussi avec lui-même, utilisant des procédés subtils, secrets, complexes,  qui sont autant de transgressions ou de transcendances. Ou de pirouettes. Et d'ambiguïtés. Ce n'est pas par hasard qu'il s'intitulait lui-même « ingénieur du temps perdu ». [Þ 19]

Au fond, comme s'écrie l'éternel optimiste FLL [Þ xx] :

 

Il s'agit de remplacer quelques mirages par une acceptation consciente et lucide de la réalité. C'est là une mutation intellectuelle dont l'homme est certainement capable. [Þ 20]

 

Vers un Ars Nova donc ?. Non, plutôt Supernova !

 

 

cinquième lettre :

pro arte supernova

 

Lorsque Georges Duby écrit [Þ xxi]

 

« . Tourmentés, les hommes de ce temps le furent certainement plus que leurs ancêtres, mais par les tensions et les luttes d'une libération novatrice. Tous ceux d'entre eux capables de réflexion eurent en tout cas le sentiment, et parfois jusqu'au vertige, de la modernité de leur époque. Ils avaient conscience d'ouvrir des voies, de les frayer. Ils se sentaient des hommes nouveaux. » [Þ 21],

il parle des inventeurs de l'Ars Nova, au début du quatorzième siècle. Il s'agit de Philippe de Vitry, de Guillaume de Machaut (dont tu as calculé la potentialité combinatoire.), d'inventions formelles, d'articulations originales de l'espace et du temps. Mais il pourrait s'agir aussi bien de l'Annus Mirabilis (1913) [Þ xxii], de Dada. ou de nous !

Décrivant ses rapports avec MD joueur d'échecs, FLL déclare en 1975 [Þ 22] :

 

J'ai été le témoin des débuts de Dada. Je connaissais Tzara, Picabia et Duchamp pour des raisons différentes. Quand j'ai commencé à étudier les mathématiques à la Faculté des sciences de Strasbourg, Dada commençait à exister à Berlin et d'une certaine façon à Paris et New York. [.] Je crois que nous nous sommes rencontrés en 1921 ou 22. [.] Un jour que nous nous affrontions, je le surpris beaucoup en lui disant (sans savoir quelle influence cela peut avoir eu ): "Poincaré - il est complètement dépassé". Cela le surprit et le choqua. Et je lui parlai de Bourbaki, qui était très moderne à l'époque. Parce que j'étais impliqué dans le groupe Bourbaki depuis ses débuts, comme pour Dada.Dans mon propre travail, Dada fut à l'origine de choses comme le 3 ème secteur, et Bourbaki fut à l'origine de l'OuLiPo - avec beaucoup d'interprétations très libres, bien sûr. Et quand je lui parlai de Bourbaki, il fut très intéressé, et je me revois lui disant, vers la fin de sa vie : "Bourbaki c'est fini, c'est  dépassé", il semblait heureux de voir que les choses avaient évolué. Alors je lui parlai de Claude Berge, de la théorie des ensembles, etc.. [Þ xxiii]

Plus tard, sur le même sujet, il ajoute [Þ 23]:

 

Ce n'est pas ici le lieu d'évoquer mes rapports avec Marcel sur d'autres sujets (Dada, le Grand Verre et la rocambolesque histoire de la Boîte Verte - n'est-ce pas, cher Pontus Hulten ? -, Raymond Roussel, John Cage, l'Oulipo [.] l'Oupeinpo et l'Oumupo qui l'intéressaient beaucoup plus directement parce qu'ils prolongeaient ses anciennes et toujours actuelles préoccupations). Pour m'en tenir à un domaine qui excitait fortement sa curiosité et dans lequel de 1921 ( ? ) à 1968 il ne cessa de m'interroger : les mathématiques.

Il y faisait preuve d'un intérêt et d'une humilité réels. Comme nombre de cubistes et de futuristes des débuts du siècle, il avait lu le Traité élémentaire de Géométrie en quatre dimensions d'Elie Jouffret (Gauthier-Villars, 1903). Je lui avais confirmé la correction de cet ouvrage, en même temps que le fait que la mathématique moderne était allée bien plus loin, non seulement avec les géométries à n dimensions (et à une infinité de dimensions) mais surtout dans d'autres dimensions, plus abstraites. [.] La transformation de Banach et Tarski (transformation du soleil en une orange, ou réciproquement), le stupéfia et il me fit répéter la description de son énoncé (pas la démonstration) pour s'assurer que je ne lui racontais pas de canular. [xxiv]

FLL sous-estime ici l'importance, dans l'ouvre de MD, de la physique, de la chimie et de l'ingénierie. Mais les travaux récents de Linda Henderson [Þ 24], après ceux de Jean Suquet et de bien d'autres mais avec une précision inégalée, permettent d'identifier les structures matérielles ou formelles qui l'ont inspiré et d'en voir toute la portée.

Pour MD comme pour FLL, mais de façon plus précise, l'ouverture sur le vingtième siècle est surtout une ouverture vers de nouvelles dimensions, dans tous les domaines : ceux de la science comme ceux de l'art. De ce point de vue son attitude est en harmonie avec celle de beaucoup d'artistes et de penseurs, dans les deux premières décennies du vingtième siècle. C'est le triomphe de la théorie des électrons, du modèle atomique de la matière, des rayons X, du télégraphe, les débuts de la radio, du cinéma, etc. et ces technologies nouvelles sont précisément porteuses des dimensions supplémentaires. Les enquêtes et analyses minutieuses de Linda Henderson permettent de bien situer la place de MD dans ce grand remuement culturel et de découvrir notre surprenant retard à l'apprécier et à le continuer. Je me bornerai à quelques exemples :

 
  •   La fatalité mise à nu par ses écrivains, même.

Cette "fatalité séquentielle" qu'évoquait RQ [Þ xxv] est exorcisée - au moins en partie - par les artisans de la "visual poetry", et en premier lieu par Apollinaire dans ses Calligrammes. On notera que la première section du recueil a pour titre ondes et que le second poème de cette section est intitulé les fenêtres (angl. "Windows" !). En voici les quatrième et cinquième vers :

 

Il y a un poème à faire sur l'oiseau qui n'a qu'une aile
Nous l'enverrons en message téléphonique

Ce poème fut publié pour la première fois dans la revue dirigée par Henri-Martin Barzun : Poème et drame. Barzun fut l'un des fondateurs de l 'Abbaye de Créteil que Marinetti visita. Plus tard Barzun participa, au Cabaret Voltaire à la première lecture de "poèmes simultanés".

Ainsi, à la deuxième dimension de l'écriture, essentiellement typographique, s'ajoutait, par le retour à l'oral, une dimension temporelle. Et El-Lissirzky pouvait déclarer en 1922, dans The Electro-Book : « The printed page transcends space and time. The printed page, the infinity of the book, must be transcended. »

  •  Sons et lumières vite.

Les efforts pour une large "ouverture dimensionnelle" avaient pris un grand essor avec le symbolisme : Wagner, relayé par Baudelaire et Mallarmé précède Ciurlionis (la grande Sonate aux étoiles est composée en 1908) et Scriabine (la cinquième symphonie, Prométhée : poème de feu, est achevée en 1910). En 1913, Russolo abandonne la peinture pour L'art des bruits [Þ 25].

Mais le cinéma est le mode qui s'impose pour une création multidimensionnelle. Ricciotto Canudo présente, en 1911, un "mimodrame cinématographique" sur La jeunesse de Dante. Puis il lance, en 1914, son Manifeste cérébriste et, en 1923, se propose d'illustrer son concept de cinégramme avec Sonate pour un jet d'eau, en collaboration avec Marcel L'Herbier [Þ xxvi]. De 1920 à 1926 MD et Man Ray se livrent à des expériences d'optique "animée" qui aboutissent au film de 7 mn, Anemic cinema, puis, en 1935, aux Rotoreliefs. Dziga Vertov réalise son chef d'ouvre : L'homme à la caméra, en 1929. De son côté Stefan Themerson, entre 1930 et 1945, réalise des films expérimentaux sur le couplage de la musique et des images animées (le dernier est intitulé The eye & the ear).

  •  L'électricité en extra-large.

L'ouvre de Laszlo Moholy-Nagy se situe évidemment dans le même courant. Mais il s'y ajoute une composante très significative : celle des télécommunicatons qu'il évoque dans Painting, Photography, Film, où il reproduit deux "wireless telegraphed photographs" de A. Korn [Þ 26].

L'analyse de cette composante "électrique" fait l'objet du chapitre 8 de  [24] (pp. 98-120). Linda Henderson y rappelle l'intérêt de MD pour le code Morse, l'influence d'Apollinaire avec sa Lettre-océan (et sa Tour Eiffel), les voisinages d'Ezra Pound et surtout de Frantisek Kupka, avec ses X-graphes (et les élucubrations de Rochas et Baraduc), et souligne que, malgré la présence du "bec Auer" dans Etant donnés., le "gaz d'éclairage" pourrait bien être, après les succès populaires de Crookes et de Houston, le néon, tout simplement !

 

Analyste et critique avisé de Moholy-Nagy, admirateur de RQ et de l'OuLiPo, Eduardo Kac est aussi un créateur et un animateur très actif [Þ xxvii]. Dès 1983, il invente le concept d'Holopoème, réalisant ainsi - sans le mentionner - l'un des projets énoncés par FLL dans la "Boîte à idées" publiée dans [5] (p.290). De toute évidence, MD n'est pas loin : d'un côté le mot "boîte", de l'autre le recours a des utilisations avancées de phénomènes optiques !

En 1996, Kac est "guest editor" d'un recueil qui a pour titre : New Media Poetry : Poetic Innovation and New Technologies [Þ 27]. Et dans The Interactive Diagram Sentence: Hypertext as a Medium of Thought, (p.102), Jim Rosenberg évoque l'utilisation de diagrammes pour l'expression de relations syntaxiques, voire sémantiques [Þ xxviii]. Mais cette contribution est loin de répondre à l'attente que son titre fait naître. Le concept d'"hypertexte", ancien, mais renouvelé par les nouvelles technologies, n'en est pas essentiellement tributaire (tu le démontres bien dans [10] et dans les volumes qui l'ont précédé). Ces technologies, par contre, ouvrent des perspectives fascinantes dans deux domaines (liés, mais distincts) : interactivité et dynamique des formes. Dès 1991, Pierre Lévy les avait évoquées dans : l'idéographie dynamique vers une imagination artificielle ? [Þ 28]. La deuxième section de l'introduction, intitulée L'ordinateur, support possible d'écritures dynamiques, observe, avec enthousiasme :

  Pour la première fois dans l'histoire, l'informatique contemporaine autorise donc la conception d'une écriture dynamique, dont les symboles seraient porteurs d'une mémoire et d'une capacité de réaction autonomes. Les caractères de cette écriture ne signifieraient pas seulement par leur forme ou leur disposition, mais aussi par leurs mouvements et leurs métamorphoses. Il s'agirait donc de tout autre chose que de l'hypertexte ou du multimedia interactif, qui se contentent de mobiliser et de mettre en réseau les anciens modes de représentation que sont l'alphabet et l'image enregistrée...

Plusieurs analyses pertinentes et plusieurs concepts originaux sont présentés dans le texte (par exemple ceux d'"actilogie" et de "taxilogie", p.132), mais aucun projet opérationnel ne s'en dégage. On éprouve une frustration voisine à la lecture des ouvrages brillants de Philippe Quéau sur la simulation, le virtuel, le concept de metaxu (les intermédiaires) [Þ xxix].

 

Bien souvent les artistes, les écrivains précèdent savants et ingénieurs :

  •  En 1900 Henry Adams rédige une sorte de manifeste "électriste" : the dynamo and the virgin, avant de proposer, en 1902, a dynamic theory of history [Þ 29] (chapitres xxv et xxxiii).
  •  En 1914 Apollinaire s'écrie, dans les collines (un poème qui figurera au début de Calligrammes) :
 

Ordre des temps si les machines
Se prenaient enfin à penser
.
Voici le temps de la magie
Il s'en revient attendez-vous
A des milliards de prodiges
Qui n'ont fait naître aucune fable
Nul les ayant imaginées
.

  •  Contrairement à Henry Adams, MD s'intéresse surtout à l'optique et à  "l'électricité en large". Tout en dessinant, en construisant des machines un peu délirantes, il étudie la manipulation, automatique ou stochastique, des formes : verbales, musicales, géométriques, et aux problèmes de l'interprétation ( ou non-interprétation). Il déclare : Le mot est seulement lisible des yeux et prend une forme à signification plastique ; il est une réalité sensorielle, au même titre qu'un trait, qu'un ensemble de traits et l'ensemble de plusieurs mots sans signification : joue, amyle, phèdre, par exemple, ne tirent pas leur signification de leur succession ni du son de leurs lettres. [Þ xxx].
  •  FLL n'est pas loin, bien sûr. Au début des années soixante, d'ailleurs, il participa avec Max Euwe, Claude Berge et d'autres experts, à un projet que j'avais initié à EURATOM : le projet SEMEC (sémantique des échecs).
 

 

Nous voici donc revenus, après eux, à ce carrefour de problèmes logiques, linguistiques, épistémologiques qui te fait penser que la poésie est mémoire de la langue, et  évoquer l'idée de la poésie à l'époque de la pensée conceptuelle et de la science [Þ 30].

Etudiant les Arts de la mémoire, tu analyses la constitution de cet espace intérieur dans les versions 'gésualdienne' et 'lluliste' et tu précises, pp. 60-61 : « Mais cette géométrie de notre monde intérieur ne doit pas être conçue comme une simple reproduction de celle du monde extérieur, en correspondance avec elle, correspondance qui a été jusqu'ici implicitement admise. On la trouvera plus étrange, mais aussi plus riche. » Et cette géométrie débouche sur une cinématique, voire une dynamique.

Décidément, nous sommes tous à la recherche de nouveaux modes de représentation, de formes animées, de ce que j'ai appelé, naguère, une dynasémie. Mais il ne suffit plus d'imaginer, comme Lévy, ces formes nouvelles : il faut en produire effectivement, les manipuler et les munir de fonctionnalités appropriées aux dimensions nouvelles de l'expression, dans les domaines de la science comme dans ceux de l'art : nous sommes au pied du mur ! [Þ xxxi] 

Depuis quelques années, j'ai consacré de nombreuses et fragmentaires méditations à un projet mégalomaniaque et, là, c'est toi qui me plagies par anticipation ! J'ai baptisé ce projet akerØ , pour d'évidentes raisons de sécurité. Son objectif est de spécifier et de réaliser ces transformalismes dont la nécessité se fait sentir de plus en plus clairement et dont la mise en ouvre, en Physique, notamment, permettrait certainement de valider - ou d'invalider - la pertinence.

Les cinq lettres qui s'achèvent ici constituent l'ouverture de ce projet et dont le prochain épisode s'intitulera :

 

 

Miniclips et superlattices

coda


Pour sa dernière peinture, exécutée pour Catherine Dreier, en 1918, MD choisit un titre pré-oulipien (ou pré-alamien) : un moule comportant une partie fixe et une lacune qui peut accueillir « le verbe que vous voulez, à condition que ça commence par une voyelle,. » [Þ 31]. Ne serait-ce pas ta réponse à mon apostrophe !

 

 

justifications

 

[i] Car si je suis ton aîné (de 9 ans, exactement), il arrive que tu nous donnes l'image d'un saint - avec la bénédiction de Ramon Gomez de la Serna, bien sûr, et de Florence Delay (de l'Institut).


     [1] Diderot Multimedia (le seuil, Distribution), 1999.


[ii]
Littré donne les deux versions.

[2] Mezura n° 9, justement !, 1975.

[iii] Eh oui !

[3] les belles lettres, 1994.

[iv] Comme l'entrelacement des justifications en cette fin de liasse.

   [4] Chu dans mer sale, La Bibliothèque Oulipienne,
numéro 86, 1997.

[v] On sait (ou l'on devrait savoir) que FLL fut l'un des premiers acquéreurs de la « boîte verte », en 1934 (une bonne année !). Lors de son arrestation, en 1944, comme membre du réseau de résistance « du Musée de l'Homme », cette boîte - comme l'essentiel de ses dossiers et de ses livres - fut confisquée par les SS. Au cours d'un séjour à Stockholm, au titre de l'UNESCO, il eut la surprise de la retrouver dans une vitrine du Musée Royal. Pontus-Hulten, qui l'accompagnait, fut cependant incapable d'en reconstituer l'itinéraire.

[
5] oulipo : la littérature potentielle
(Créations, Re-créations, Récréations) idées/gallimard n°289, 1973, p. 228.
Ce texte avait été publié pour la première fois dans Messages I. II, 1946.


[vi] La « boîte de 1914 », la « boîte verte », etc. rassemblaient des notes, des fragments de cahiers destinés à l'élaboration de La mariée. et soigneusement conservés par MD même après l'abandon du projet. Il s'agit de méditations, de ruminations, mais aussi d'instructions où l'infinitif apparaît fréquemment.

[6] duchamp du signe, écrits réunis et présentés par Michel Sanouillet
Flammarion, 1994, p.48. On notera que cette section est suivie immédiatement de celle qui énonce et précise la notion de Readymade.

[vii] Ce texte m'avait été confié par FLL lorsque, en octobre 1983, avec l'aide de Michèle Ignazi, je préparais un hommage qui lui fut rendu le 30 novembre suivant, dans le cadre de La revue parlée du Centre Georges Pompidou.


[
7] Le Centre avait édité, à cette occasion, une sélection de
documents parmi lesquels se trouve ce poème, p. 14 bis.

[viii] Ce livre avait été commandé par les Editions du Seuil, et fut dicté par FLL à Jean Bret, Jeran-Marc Lévy-Leblond et Dominique Roussillon mais ne fut pas publié.


[
8]
Ce fragment, comme le poème qui précède figure
 dans le document du Centre Georges Pompidou
cité ci-dessus, p. 16.


[ix]  Je n'ai pu identifier le moment où RQ et FLL se rencontrèrent. Très probablement avant la guerre. Mais l'Index des noms de personnes citées, dans les fragments de journaux publiés par Gallimard en 1996 qu'à partir du 20 janvier 1947.

[9] Les grands courants de la pensée
mathématique, Cahiers du Sud, 1948.


[x] Il s'agit de la troisième branche du récit commencé avec 'Le Grand incendie de Londres' et poursuivi avec La boucle.

[10] Mathématique : , Seuil, 1997, p.111-137.


[xi] Parmi les contributions relativement traditionnelles, on notera celle d'André Sainte-Lagüe : Voyage dans la quatrième dimension (p. 130). On sait que l'ouvrage Gaston Pawlovsky, portant exactement le même titre et paru en 1912 a joué un rôle essentiel dans l'ouvre de MD (curieusement FLL, dans ses notes liminaires ne le mentionne pas). 


[11] The Withering Immortality of Nicolas Bourbaki :
A Cultural Connector at the Confluence of Mathematics,
Struturalism, and the Oulipo in France
Science in Context 10, 2 (1997), pp. 297-342


[xii] Parmi les pionniers du mariage morganatique de la mathématique et des sciences humaines, il faudrait mentionner les efforts de Jean-Claude Gardin, élève de Henri Seyrig, puis collaborateur de Lévi-Strauss et ceux de Jacques Riguet, élève d'Albert Châtelet et conseiller du premier Lacan (Riguet fait l'objet, dans la journal de Queneau, tout comme FLL, d'ailleurs, d'une allusion dont la bassesse me désole encore aujourd'hui).


[12] Italo Calvino : Comment j'ai écrit un de mes livres
La Bibliothèque Oulipienne n°20, 1983

[xiii] Tu n'as pas oublié cette mémorable séance du séminaire Greimas, à la Maison des Sciences de l'Homme, où Italo présenta sa belle étude sur Galilée et Le grand livre de la nature. Après quelques minutes Greimas se retira en précisant qu'il avait rendez-vous avec son plombier.

[13] François Le Lionnais : Un certain disparate (fragments)
suivi d'un témoignage de Jacques Roubaud et d'un rapport de commission
La Bibliothèque Oulipienne numéro 85, 1997

[xiv] Elle est implicite dans le schéma assez énigmatique formant la page 17 du Troisième manifeste et que tu reproduis (de mémoire, sans doute) en [12], p. 17 (coïncidence !).

Horizon

ß

OU             PO

 [14] Alain Jouffroy : Marcel Duchamp Rencontre
Centre Georges Pompidou    dumerchez, 1997.

[xv] Je préfère la "logique dialogique", proposée par Paul Lorenzen dans Normative Logics and Ethics, Hochschultaschen buscher-Verlag, 1969), plus technique et riche en possibilités encore mal exploitées :

[15] Cf. Oulipo : Atlas de littérature potentielle
Gallimard folio essais n°109, 1981, 1988, p. 376.
Plusieurs exemples significatifs sont présentés sur le site de l'ALAMO :
 http://indy.culture.fr/alamo. (cliquer sur sites de création, puis ALAMO).

 [xvi] Dès 1945, j'avais proposé à Jean Paulhan un recueil de poèmes unanimistes en vue d'une collection dans la collection Métamorphoses. Il m'éconduisit. mais me fit rencontrer RQ. Puis j'écrivis un commentaire de sa Clef de la poésie où je te plagiais (faiblement) par anticipation.

[16] Mes Hypertropes,
La Bibliothèque Oulipienne numéro 9, 1979

 [xvii] En 1946 j'avais imaginé une application fort originale du théorème bien connu de symétrisation d'une loi de composition interne associative et commutative. Ne doutant de rien, je soumis mon travail à Maurice Fréchet en vue d'une publication dans les Comptes-Rendus de l'Académie des Sciences. Gentiment, il me fit observer que le théorème ne s'applique que pour des éléments réguliers. alors que l'objet que j'étudiais n'en possédait aucun !

[17] Some recursion-theoretic uses of the "dequote"operator
J. of Symbolic Logic, 39, 1974, p.373.

[xviii] Dans un recueil paru à Rome en 1945 ([18], pp.52-53) mais dont les textes ont sans doute été composés pendant la guerre, définit, en Trente  propositions, ce qu'est, pour lui, un poème. Mais il s'agit d'une transduction d'un fragment du traité de J. Killian sur les cristaux !

[xix] Le livre de Cabannes ([19]) est sans doute le plus agréable à lire de l'immense bibliothèque duchampologique.

[19] Marcel Duchamp, entreteins avec Pierre Cabannes,
Somogy, 1995.

[xx] Certes cet optimisme pouvait confiner à une autosatisfaction parfois irritante. Ce n'est pas une raison pour mettre Un certain disparate au frigidaire !

[20] Le temps, Delpire, 1959, p. 110.

[xxi] dans Fondements d'un nouvel humanisme (1966), cité dans [21]

[21] Encyclopædia Universalis (version multimedia 6.072),
article Ars Nova

[xxii] C'est le titre du chapitre 21 de l'ouvrage de William R. Everdell : The First Moderns (The University of Chicago Press, 1997) où Duchamp est largement commenté. Cf. aussi [1], p. 124.

[22] Studio International 189 (1975), p. 24µ
(propos recueillis par Ralph Rumney et traduits par Maurice Contensin).

[xxiii] Il me semble que François, ici, (et ailleurs, peut-être), réécrive l'histoire : en 1917, il n'avait quand même que 15 ans !

[23] Abécédaire : l'ouvre de Marcel Duchamp
Centre Georges Pompidou, 1977, p. 42.

[xxiv] Dans ses entretiens avec Pierre Cabannes, MD fait allusion à l'ouvrage de vulgarisation de Pawlowski : Voyage au Pays de la quatrième dimension ([19], p. 48).  Mais une référence à Jouffret apparaît dans A l'infinitif ([6], p. 127).

[24] Duchamp in context.
science and technology in the large glass and related works
Princeton University Press, 1998.

[xxv] Tu y fais écho lorsque tu définis la TRA comme « combinatoire séquentielle hiérarchisée d'événements discrets » (cf. [2], p.53).

[25] Réédité chez Richard-Masse, en 1954,
avec une introduction de Maurice Lemaître.

[xxvi] Ami de Guillaume Apollinaire, Canudo a introduit, en 1919, l'expression "septième art" pour désigner le cinéma.

[26Projet analysé par Eduardo Kac dans Aspects of the Aesthetics of
Telecommunications.  Siggraph Visual Proceedings, 1992, pp. 47-57.

[xxvii] Professeur à l'Art Institute de Chicago, il est aussi, avec Marvin Green, Kurt Heinz, Scott Rettberg, Joe Tabbi et Robert Wittig, membre de Windy ALAMO. Cf. son remarquable site personnel : http://www.ekac.org

[27] Visible Language 30.2, 1996.

[xxviii] Les techniques de représentation bidimensionnelles des structures linguistiques sont aujourd'hui légions (diagrammes sémantiques, graphes conceptuels, etc.). Je fus ici un plagiaire par anticipation, en collaboration avec André Leroy, en publiant, en 1959, dans le Bulletin des Bibliothèques de France, un article intitulé : des mots-clés aux phrases-clés.

[28] Éditions la dÉcouverte, 1991.

[xxix] Ici aussi, je plagiai par anticipation, en particulier avec Formalisme Déformalisme Transformalisme : Une recherche de voies nouvelles en systématique notationnelle, texte publié comme rapport interne de la société GAI en Janvier 1977. Mais, pas plus que Lévy ou Quéau, je ne sus concrétiser mes idées.

[29] the education of henry adams,
première édition : 1907, réédition Penguin Books, 1995.

[xxx] Il s'agit là d'un fragment de la note 186 (l'une de celles publiées par Paul Matisse, en 1980, à l'occasion de l'exposition organisée au Centre Georges Pompidou).

[30] L'invention du fils de Leoprepes
Circé, 1993, pp. 141 et 136.

[xxxi] Avec le développements de nouveaux logiciels adaptés aux réseaux, mais susceptibles aussi de gérer des images modifiables et mouvantes, quelques réalisations significatives ont vu le jour. On peut donner en exemple www.fathom.com , site pédagogique et encyclopédique aux souples et bourgeonnants knowledge trails, géré par The University of Chicago, The British Library, Columbia University, Cambridge University Press, The New York Public Library et la London School of Economics and political science.

Avec l'aide d'EJ, j'ai construit un modeste exemple : un triolet de prose comprenant alternativement 1999 ou 2000 mots [Þ 31].

[31] www.altx.com/ebr/ebr10/10bra.htm


[w]

HÉLO : Jean Dolent  Façons d'exprimer

En la Maison des Poètes, 1900, p.21.

 

 

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Jean Dolent [Þ w]

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