Sciences et techniques / Epistémologie

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La deuxième vie de Michel Pétrovitch

à François Le Lionnais (1901-1984)

1. Loin de Namur

 

            Au début de son intervention à la séance d’ouverture du premier Congrès International de Cybernétique qui eut lieu à Namur, le 26 juin 1956, séance présidée par François Le Lionnais représentant Pierre Auger, alors Directeur Général de l’UNESCO, le philosophe Léon Delpech  préconisait ce qu’il appelait « un petit retour en arrière » en ces termes(1) :

       En 1907, Gauthier-Villars publiait un ouvrage du philosophe yougoslave Pétrovitch intitulé La mécanique des phénomènes fondés sur les analogies. Il s'agissait pour son auteur de montrer que « certaines particularités de l'allure d'un phénomène, peuvent s'expliquer par des mécanismes communs à un grand nombre de phénomènes divers et que ces mécanismes sont fournis par des schémas généraux ». Première tentative de mécanique comparée que Pétrovitch devait compléter en 1921 par la parution chez Alcan de ses Mécanismes communs aux phénomènes disparates.

Delpech évoquait ensuite le psychophysicien Charles Henry et déclarait :

… Avec ces deux chercheurs, la cybernétique en tant que méthode de mécanique comparée était virtuellement née.

puis il revenait à l’actualité proprement cybernétique avec Norbert Wiener, John von Neumann ...

La première séance du Congrès de Namur

2. Souvenirs d’un analogiste

 

L’évocation de ces "plagiaires par anticipation" de la naissante cybernétique n'eut pas d'écho immédiat, mais FLL connaissait déjà l’ouvrage majeur en français de Pétrovitch (qui était en réalité mathématicien plus que philosophe). A cette époque je dirigeais le laboratoire de Calcul Analogique du Commissariat à l’Energie Atomique (et Suzanne Lilar publiait Le journal de l’analogiste). L’analogie était un sujet sur lequel FLL et moi eûmes de fructueux échanges (ce n’est qu’en 1964 que je fis l'acquisition, chez un bouquiniste, des Mécanismes communs aux phénomènes disparates(2)). Le mot "disparate" avait séduit FLL qui l’utilisa dans le titre de son autobiographie (en grande partie inédite) : Un certain disparate(3).
De mon côté, j’évoquai ce savant à plusieurs reprises(4). Et tout récemment, préparant une communication destinée au congrès de Cybernétique organisé à Urbana-Champaign (Illinois), je ressentis la nécessité d'en savoir davantage sur l'œuvre et sur la personne de Michel Pétrovitch. Je bénéficiai pour cela de l’aide précieuse de Zivadin Mitrovic, directeur du Centre Culturel de Serbie à Paris, et des documents que lui avait transmis Novica Babovic, organisateur, en mai-juin 2004, d’une importante exposition sur Petrovitch au Musée de la Science et de la Technologie de Belgrade(5). Je découvris alors un personnage d'une envergure que j'étais loin de soupçonner et à qui j’ai voulu redonner ici sa vraie place.

Son éclipse durable (mais pas totale) en France et dans le monde de la francophonie est d'autant plus étonnante qu'il vécut plusieurs années à Paris et que ses premiers travaux furent rédigés en français. Je proposerai donc un bref aperçu de son aventure(6) ainsi qu’un panorama de ses multiples centres d’intérêt et des succès qu’il y rencontra. D’autres suivront, je l’espère.

 

Michel Pétrovitch (1868-1943)


Michel Petrovitch est né à Belgrade en 1868. Il fit de brillantes études au lycée de cette ville, puis à l’Université Velika Škola (Grande Ecole) et son grand père lui proposa de les poursuivre à Paris, lui en fournissant les moyens financiers.

Michel Petrovitch en 1885

 

Reçu dans les premiers à l’Ecole Normale Supérieure en 1890, il obtint sans difficulté les licences de mathématique (1892) et de physique (1893), et soutint, dès 1894, sa thèse de doctorat ès Science devant un jury prestigieux :


Nommé "meilleur étudiant de sa génération", il fut invité à un banquet offert à Paris par le Président de la République. De retour à Belgrade, il fut aussitôt nommé professeur à la Velika Škola et, à partir de septembre 1903 donna aussi des cours de mathématiques au prince héritier Georges Karageorgevitch (1844-1921) qui était féru de science. Sur le conseil de Petrovitch, le prince écrivit à Poincaré, le 3 mars 1911 pour lui soumettre un "problème de la théorie des fonctions"(7). Poincaré résolut le problème aussitôt et répondit dans une lettre datée du 11 mars !… On notera que Mécanismes communs aux phénomènes disparates est dédié

Au Prince GEORGES de SERBIE
En souvenir de nos entretiens sur les sujets traités dans ce livre.
Et en témoignage d’une amitié inaltérable et dévouée.

3. Mathématique : une vie

Les résultats obtenus par Petrovitch dans sa thèse furent cités par Emile Picard dans son Traité d’analyse (1896) et furent suivis de nombreuses publications mathématiques (souvent rédigées en français), de 1896 (dans les Mathematische Annalen) à 1943 (dans une communication à l’Académie des Sciences de Serbie).
En 1999, les œuvres complètes de Petrovitch ont été rassemblées et éditées par les autorités académiques serbes : quinze volumes reliés et richement illustrés et annotés. Huit d’entre eux concernent l’œuvre mathématique proprement dite et deux la "phénoménologie". Le quinzième volume présente correspondance et biobibliographie. Sur les 400 publications de l’auteur, les trois quarts sont essentiellement mathématiques : 86 étant consacrées aux équations différentielles, 118 à l’analyse, 57 à l’algèbre, 18 aux "spectres mathématiques" (une notion imaginée et développée par Petrovitch), et 14 à la mathématique appliquée .

Petrovitch à la Sorbonne, en 1928 au moment où il présente ses Leçons sur les spectres mathématiques(8).


La grande diversité de ces publications est l’indice d’une curiosité et d’un talent   encyclopédiques. La notion même de "spectre mathématique" exploite une ingénieuse analogie avec un concept construite à partir d’une analogie avec un outil fondamental de la Physique et de la Chimie. Et les travaux de Mathématique Appliquée s’articulent avec ceux qui concernent la Mécanique (11 textes), la Physique générale (6), la Relativité  (8), la Chimie (6), la Cryptographie (3) et donnèrent lieu à 5 dépôts de brevets.
Cette diversité pose une problème évident au biographe, les travaux étant souvent classés par discipline, au détriment de la chronologie(9). Mais le parallélisme des directions de recherche doit être explicité si l’on veut comprendre l’épistémologie qui s’y exprime.

Ainsi, de retour à Belgrade après sa thèse, Petrovitch  publie simultanément, en 1896, Remarques sur les équations de la dynamique et sur le mouvement tautochrone et Sur l’équation différentielle de Riccati et ses applications chimiques. En 1897 paraissent Sur la décharge des condensateurs à capacité, résistance et coefficient de self-induction variables, mais aussi Sur un procédé d’intégration graphique des équations différentielles à quoi succède, en 1898, Sur l’intégration hydraulique des équations différentielles.

Mathématique pure, mathématiques appliquées, techniques de calcul approché et machines à calculer, recherches physiques, chimiques, technologiques vont sans cesse s’entrecroiser… avec beaucoup d’autres activités. Car si ses maîtres, à Paris : Jules Tannery et Emile Picard, dédicataires de la thèse, ainsi que Charles Hermite et Paul Painlevé sont mathématiciens, ceux qui, dès le lycée, puis à la Velika Škola l’ont initié à la Science furent Ljubomir Kleric, en Mécanique et Sima Lazanic en Chimie.
Dès son entrée au lycée, en 1878, il commence aussi à apprendre le violon. Simultanément, influencé par l’ouvrage de Lazanic la Chimie selon la théorie moderne, il installe chez lui un laboratoire de chimie où il conduit d’audacieuses expériences. Il devient en même temps "apprenti pêcheur".
Il  entre à l’Université en 1885 et, en dernière année (1889), rédige déjà un essai sur les machines à calculer où il place en exergue la devise de Hobbes : Not wishing, doing. L’année précédente il a obtenu le diplôme de navigateur avec le pêcheur Arsa Ilic.
Ayant préparé l’examen d’entrée à l’ENS à Paris, en 1889, il fut reçu en 1890, avec des notes qui lui permettaient d’avoir le même statut que les élèves de nationalité française. A l’Ecole, il continua d’exercer ses talents de violoniste et de poète (en français !) et se lia particulièrement avec Georges Sagnac avec qui il correspondit régulièrement après son retour à Belgrade. Sagnac (1869-1926) deviendra un opticien fameux pour sa découverte de l’effet qui porte son nom et qui est à l’origine de l’interférométrie moderne.

 

4. L’expédition au Mont Analogue

C’est dans une lettre à Sagnac, au début de 1898, que Petrovitch évoque son projet d’une nouvelle science, une science unitaire, propre à relier les différents chemins de connaissance qu’il a empruntés. Il utilisera plusieurs noms pour baptiser cette discipline, mais c’est celui de Phénoménologie qui s’imposera. Ses deux premières communications dans ce domaine sont publiées en serbe : Aperçu sur la Géométrie des masses (1896) et Théorie mathématique de l’activité des causes (1899), immédiatement suivis par un texte en français : Les analogies mathématiques et la Philosophie naturelle (1901)(10).
A Paris, Petrovitch a participé à l’activité d’un groupe de réflexion multidisciplinaire, La revue du mois(11) où se retrouve l’élite intellectuelle de l’époque. Les archives de la revue permettent de suivre ses activités dans ce domaine :

RM 260 L. a. s., Belgrade (Yougoslavie), 2 août 1905, 2 p.
Attend le numéro 2 ou 3 pour écrire un article.
RM 261 Lettre dactylographiée non signée d'Émile Borel, 15 décembre 1905, 1 p.
Envoyant le programme de la Revue.
RM 262 L. a. s., Belgrade (Yougoslavie), 19 mars 1906, 2 p.
Pourra faire un article sur "les applications possibles de la mécanique générale à diverses sciences".

et Sagnac, qui fait partie du groupe,

Propose de rappeler à Pétrovitch sa chronique et offre de revoir sa rédaction.
(RM 295 L. a. s., Paris, 17 mai 1906, 3 p.)

Dès février 1906, les éditions Gauthier-Villars publient La Mécanique des Phénomènes fondée sur les Analogies(12).

Voici les premières lignes de l’Introduction :

Il arrive souvent que des phénomènes d'ordres différents présentent des ressemblances frappantes. Il n'est pas rare qu'un phénomène rappelle, par certaines particularités de son allure, un autre phénomène n’ayant avec lui aucun rapport concret. De telles ressemblances donnent lieu à ces métaphores dont on se sert si fréquemment aussi bien dans le langage courant que dans les diverses branches des sciences : citons, par exemple, la comparaison de tel ou tel phénomène avec le torrent dont la force destructive grandit avec les obstacles qu’on lui oppose ; la comparaison de divers  phénomènes brusques avec le phénomène du choc mécanique.

Le Chapitre I est intitulé : Considérations préliminaires sur les analogies. Il contient plusieurs tables d’analogies telles que celle-ci :


Le titre du chapitre II est : Esquisse d’une mécanique générale des causes et de leurs effets et contient de nouveaux tableaux. Dans le Chapitre III, § 32 : Action simultanée d’une cause d'intensité constante et d’une cause à retard antagoniste fonctions de l'objet direct, l’auteur attribue l’idée originale de ce "schéma général" à son ami Sagnac, pour ses travaux sur la luminescence (p.53).

C’est en 1911 qu’est publié l’ouvrage majeur de Petrovitch (en serbe) :

ЕЛЕМНТИ МАТЕМАΤИЧКЕ ФЕНМЕНОЛОГИЈЕ
(Eléments de Phénoménologie Mathématique)

Il s’agit là d’un ouvrage de 774 pages comportant un important appareil mathématique, qui passe relativement inaperçu. Aussi l’auteur juge-t-il nécessaire d’en donner une version plus accessible, essentiellement méthodologique (et en français), qui paraît en 1921 chez Félix Alcan, dans la Nouvelle Collection Scientifique dirigée par Emile Borel.
C’est le livre que François Le Lionnais et moi découvrirons plus tard. Cet ouvrage  précise les concepts essentiels utilisés par l’auteur et propose un vocabulaire original en introduisant des notions telles que "l’allure(13)" d’un phénomène, les "types de rôle", types auxquels on  peut donner « une forme indépendante de la nature concrète de leurs porteurs »(14) et il déclare (p.14) :

On peut dès lors considérer comme expliqué un phénomène dont on connaît ; 1° l’assemblage de tout ce qui joue un rôle dans son existence ; 2° les types de rôles combinés entre eux dans cet assemblage ; et 3° lorsqu’on a saisi comment un tel assemblage de rôles amène les particularités du phénomène comme conséquences nécessaires. De telles connaissances équivalent à celle du mécanisme du phénomène.

Et c’est à la fin de l’Introduction (p.29) que, se référant à l’ouvrage publié à Belgrade, Petrovitch évoque pour la première fois en français le projet d’ « une sorte de mécanique générale des phénomènes, une phénoménologie générale, …».
Le mot phénoménologie avait été utilisé en 1807 par Hegel, dans sa Phénoménologie de l’esprit, puis par Husserl et bien d’autres, dès le début du vingtième siècle. Mais ces travaux étaient, malgré les ambitions de Husserl, de nature essentiellement philosophique et psychologique, visant les problèmes de la conscience et de l’intériorité. Cette direction n’est pas celle que Petrovitch empruntera.
Son véritable prédécesseur dans ce domaine est en fait plus ancien : il s’agit de Johann Heinrich Lambert (1728-1777). Lambert, né à Mulhouse (suisse, à l’époque), après de débuts modestes, est invité à Berlin par Frédéric (le Grand) et y devint membre de l’Académie des Sciences. Ses travaux couvrent, eux aussi, un vaste domaine : géométrie, statistique, astronomie, optique (sa Photométrie est fameuse).

Johann Heinrich Lambert (1728-1777)

C’est pour son œuvre la plus ambitieuse : Neues Organum oder Gedanken über die Erforschung und Bezeischnung des Wahren und dessen Unterscheidung vom Irrthumund Schein, publié en 1764, que Lambert anticipe directement Petrovitch. Le titre est une référence évidente à Bacon et l’ouvrage, qui compte plus de mille pages, traite de Sémiotique, de Logique, de probabilités (et de démographie), etc. La quatrième partie a précisément pour titre : Phänomenologie. Elle a bénéficié d’une récente – et remarquable – traduction en français due à Gilbert Fanfalone(15).
Dans sa préface, Fanfalone observe que la première utilisation du mot Phänomenologie date de 1736 : le théosophe Oetinger l’utilise dans sa Philosophie der Alten (Philosophie des Anciens),se réfère au calculus situs de Leibniz. Lambert lui-même, a subi, par l’intermédiaire de Wolff, l’influence leibnizienne. Et Roman Jakobson estimera que le Neues Organum occupe « une place pertinente dans le développement de la pensée phénoménologique »(16). Le sous-titre de l’ouvrage est : Pensées sur la recherche et la désignation de la vérité, ainsi que sur la différence entre l’erreur et l’apparence et le titre complet de la quatrième partie est : Phénoménologie ou doctrine de l’apparence. Dans la première section, Lambert précise :

      Le concept d’apparence est tiré, quant au mot lui-même et quant à sa première origine, de l’œil ou de la vision, puis s’est progressivement étendu aux autres sens ainsi qu’à l’imagination, et de cette façon il st devenu à la fois plus général et aussi en partie équivoque.

On doit se souvenir ici que Lambert est, entre autres, un opticien, et que Petrovitch (peut-être conseillé par Sagnac) se référera souvent à Etienne Jules Marey (1830-1904).

Mais dans les nombreux exemples qu’il donne d’ « analogies phénoménologiques » (quantitatives ou qualitatives) Petrovitch évoque aussi bien la Thermodynamique que les phénomènes électriques et ajoute des rubriques telles que :

Analogie des phénomènes de crises économiques et des maladies

Analogie du phénomène de production des actes volontaires et des péripéties du combat de deux armées opposées(17).

5. L’eau et les rêves(18)

 

Dès son enfance, Petrovitch s’est passionné pour l’eau sous toutes ses formes : la rivière et la pêche, la mer et les voyages, mais aussi l’hydraulique et les techniques. Apprenti pêcheur, il imagine une machine analogique hydraulique destinée à l’intégration des équations différentielles.
Les volumes 11, 12 et 13 des œuvres complètes sont entièrement dédiés à ce thème. : les expéditions lointaines pour le premier, la pêche(19) et les poissons pour les derniers.

 Petrovitch à son départ pour le Pôle Nord, en 1931

Pendant l’été 1932, Petrovitch s’embarque pour les Antilles et s’enfonce (au bout d’un voyage de six jours) dans la fameuse Mer des Sargasses, pour y capturer des anguilles.
En juin 1934, il participe à une expédition à Sainte-Hélène en partant de La Rochelle en passant par les Canaries et le Cap-Vert jusqu’à Buve « le point le plus solitaire sur la terre »

L’expédition de 1931 : départ de Dunkerque (et retour)


Ce voyage fait l’objet d’un récit : Over the distant islands. Le dernier, qui eut lieu en 1935, le conduisit dans l’hémisphère Sud, jusqu’aux Kerguelen et en Australie. Bien entendu tous ces voyages furent l’occasion de nombreuse observations géographiques, géologiques, ethnologiques, historiques, et même politiques…ou littéraires qui sont rapportées dans les volumes 11 et 12 des Œuvres complètes.,

Mais tout avait commencé avec l’amour de la pêche, lorsqu’il passait ses vacances avec ses amis sur le Danube ou sur le canal Bata, pour pêcher les "karaš" (carpes). En 1920, il fit l’acquisition d’un bateau qu’il baptisa Karaš et construisit à Dorcal un atelier pour la maintenance et les réparations de son bateau.
Les préoccupations scientifiques et technologiques qui accompagnaient ses activités n’étaient jamais très éloignées de son esprit ainsi qu’en témognent de nombreuses publications, depuis La Serbie à l’exposition universelle de 1911 à Turin publié à Belgrade (et consacré à la pêche), jusqu’au Secret de l’anguille (Ροман јегуле) un roman de 187 pages paru à Belgrade en 1940.
Graphiques et schémas accompagnent tous ces textes, et même des photographies évoquant un Muséum d’Histoire naturelle  telles que celles-ci :

Trois spécimens capturés en septembre 1903 :
Acipenser ruthenus, Acerina schraetzer et Lencisus rutilus

 

Mais, en parallèle avec la Société de Pêche (également baptisée Karaš), Petrovitch animait, depuis 1896, un orchestre de violons : Suz qui se produisait régulièrement dans des tavernes et interprétait des chansons populaires. Chaque 5 décembre, Petrovitch et ses musiciens célébraient la Saint Philémon et à cette occasion ils servaient eux-mêmes la clientèle. A l’automne de 1940, après quarante quatre ans de travail et d’amitié, ils enregistrèrent leur répertoire dans les studios de Radio Belgrade. Un incendie détruisit ces enregistrements le 6 avril 1941.

Suz, l’orchestre de violons, en concert
On reconnaît Michel Petrovitch assis au milieu du premier rang

6. Allégorie + Métaphore = Poétique Mathématique

Cette équation que propose Slobodan Pekovitch fait écho à l’ouvrage posthume de Petrovitch : Métaphores et allégories, rédigé entre 1940 et 1942, et publié à Belgrade en 1967, par les soins de Dragan Trifounovitch.  Petrovitch est donc resté fidèle au thème qu’il évoquait dans ses premières publications, et en particulier dans la conclusion de ses Mécanismes communs aux phénomènes disparates (p. 268)  :

A ce propos, il serait peut-être intéressant de faire un recensement des comparaisons, assimilations, métaphores qu’on a fait jusqu’à présent dans les sciences, dans la poésie, dans la littérature, dans les proverbes, dans les adages de tous les peuples et de tous les temps.

Encore une dernière remarque : dans l’état primitif des connaissances humaines on s’expliquait les phénomènes de la Nature en personnifiant les agents naturels  et en attribuant ce qui se passe à leurs divers gestes et actes ; la mer parlait ; le esprits, les démons, les divinités de toutes sortes, représentant des principes, luttaient entre eux et l’issue de la lutte déterminait les phénomènes…

et il observe :
     
Avec les progrès des connaissances, ces entités poétiques se sont trouvées remplacées par des entités bien plus prosaïques : par des types de rôles, qui sont à la portée des connaissances humaines, qui pénètrent jusqu’aux plus petits détails des phénomènes de toutes sortes et les règlent, le mode de réglage ses laissant saisir en lui-même et dans les conséquences qu’il entraîne.

et il conclut ainsi :
     
Qui sait si la découverte d’un type de rôle entièrement nouveau ne fournira d’explications inespérées des phénomènes aujourd’hui inexplicables et n’ouvrira des champs nouveaux à l’investigation de la Nature ?.

Portrait de Michel Petrovitch par Rad Ourocha Preditcha,
exposé dans la bibliothèque de l’Académie des Sciences de Serbie

     Un soir, préparant le feu pour la soupe de poissons au bord du Danube, il répondit à son ami, le pêcheur Miloutin Krstitch qui lui demandait les raison de sa vocation pour les mathématiques, il répondit :

« Les mathématiques sont la poésie suprême ».

     Et dès 1911, dans ses Eléments de Phénoménologie Mathématique, il avait déclaré, à l’instar de Galilée :

« Les mathématiques devraient être l’alphabet de toute philosophie ».

 

P.B., mai 2007

Notes

1 Actes du 1er Congrès International de Cybernétique, Gauthier-Villars 1958, pp.120-121.

2 Félix Alcan, 1921.

3 Fragment publié dans La Bibliothèque Oulipienne N° 85 (1997).

4 En particulier à l’occasion d’un séminaire du Collège International de Philosophie, en 1994, puis dans Crise(s) d’Oulipo, Revue de la Bibliothèque nationale de France, n°20 2005  p.13.

5 Novica Bobovitch : Οткрића (Révélations) publié par l’Académie des  Sciences de Serbie (2004).

6 La photo ci-dessous est empruntée à la Biografija Mihaila Petrovića Alasa publiée par la Virtual Library, ressource en ligne par la Faculté de Mathématique de l’Université de Belgrade.

7 Dragan Trifunović : Contribution à l’histoire d’un problème de la théorie des fonctions. Cahiers du séminaire d’histoire des mathématiques, 8 (1987), p.19.

8 Publiées la même année par Gauthier-Villars.

9 Mais le volume 15 des Œuvres complètes présente à la fois une bibliographie chronologique et des bibliographies spécialisées.

10 Petrovitch fut élu à l’Académie Royale de Serbie en 1900. En 1922, celle-ci fit publier chez Gauthier-Villars une Notice sur les travaux scientifiques de M. Michel Petrovitch (1894-1922) où les titres sont donnés en français. Cette notice comprend déjà 123 titres commentés par M. Milankovitch, y compris la Phénoménologie Générale qui a fait l’objet de nombreux comptes-rendus (dont un par Marcel Boll).

11 Émile Borel (1871-1956), l’un des chefs de file de l’école française en théorie des fonctions, avec son épouse Marguerite Appel a fondé en 1906 le média d’opinion "La Revue du mois". Toute l’élite intellectuelle parisienne et les collaborateurs de la revue se retrouvait au domicile des Borel. Ces rencontres avaient lieu en alternance chez Jean Perrin et parfois chez leurs voisins, Pierre et Marie Curie au 24, rue de la Glacière et boulevard Kellermann. À la demeure de Jean Perrin avaient lieu des dîners hebdomadaires très informels où se retrouvaient une quinzaine de normaliens et d’autres intellectuels. Les sommités scientifiques et culturelles étaient légion dont H.A. Lorentz, William Thomson, Kelvin, William Crookes, la danseuse Loïe Fuller qui accomplit un numéro avec une robe enduite de radium chez les Curie, Paul Montel, Aimé Cotton, Georges Urbain, Paul Langevin, Léon Blum, Charles Péguy, Édouard Herriot, Paul Valéry et Paul Painlevé.  [j’emprunte ces précisions à l’excellent site canadien www.aei.ca].

12 Collection Scientia, N°27.

13 Dans son Essai sur la connaissance approchée (Vrin, 1928), Bachelard observe (p.204) : « Les "allures" qui ont fait l’objet d’un examen pénétrant de M. Petrovitch marquent d’un signe distinctif de nombreux phénomènes physiques, elles dirigent l’intuition et constituent un premier classement, préliminaire à toute description. »

14 Ce qui fait songer à l’épistémologie contemporaine "émergentiste" défendue notamment par Robert Laughlin

15 Vrin, 2002.

16 Coup d’œil sur le développement de la sémiotique, 1975.

17 Norbert Wiener n’est pas loin !

18 Bachelard avait mis en sous-titre de l’essai éponyme : Essai sur l’imagination de la matière.

19  La biographie que présente la Virtual Library le baptise Mihail Petrović Alasa, c’est-à-dire le pêcheur.

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